Esteban sortit deux sachets de sa veste, qu’il jeta négligemment sur le bureau.
— On a trouvé ça dans les poches d’un certain El Chuque, dit-il, un chef de bande qui traîne du côté de la décharge, derrière le parc André Jarlan. El Chuque a été vu en compagnie d’Enrique peu avant sa mort : tout laisse à croire qu’il l’a intoxiqué avec cette cochonnerie.
Les narines du flic se gonflèrent devant les sachets de poudre blanche.
— Ce n’est pas de la pasta base comme on en trouve partout mais de la cocaïne, continua Esteban. Une dizaine de grammes à vue de nez, soit une petite fortune pour un paumé comme El Chuque… Vous connaissez l’animal ?
Popper avait les yeux toujours rivés sur les sachets.
— Son nom m’a été cité une fois ou deux, dit-il. C’est un petit délinquant des quartiers sud.
— Les drogués de La Victoria tournent à la pasta base ou d’autres drogues bas de gamme : vous ne trouvez pas étrange qu’ils se promènent avec de la cocaïne dans les poches ?
Le capitaine secoua la tête d’un air condescendant.
— Votre angélisme serait presque émouvant… Vous croyez quoi, que les paumés du coin vous ont attendu pour se défoncer à tout ce qui traîne dans les rues et les environs ? La cocaïne est un produit de consommation courante de nos jours, dans toutes les franges de la société, et tellement coupée qu’on n’y trouve plus que de la poudre à chiotte. Pasta base ou cocaïne, quand un drogué est accro, il ferait n’importe quoi pour avoir sa dose, et croyez-moi, généralement il y arrive !
Un silence flotta dans le bureau en open space . Le sergent Ortiz, qui avait cessé de passer sa troupe en revue, reluquait l’Indienne moulée dans sa robe.
— Les familles des victimes ne sont pas de cet avis, bluffa Esteban. Et c’est elles que je représente à travers ma cliente. Donnez-leur une bonne raison de ne pas se porter partie civile.
— Contre qui, la police ?
— J’adore me faire de nouveaux amis. Alors ?
Gabriela sentait les regards masculins dégouliner dans son dos. Le chef des carabiniers passa la main sur sa nuque rasée, souffla comme une locomotive.
— El Chuque, hein… Bon, on va interroger la bande en question. Mais je doute du résultat : s’il y a un trafic de cocaïne dans le quartier, ce n’est certainement pas des gamins des rues qui le tiennent.
— Vous le saurez si vous remontez la piste.
Popper opinait devant les sachets, l’air du grand fauve hésitant entre le carnage et la sieste.
— On peut compter sur vous, capitaine ?
— Oui, répondit le carabinier, si vous me laissez faire mon travail…
L’avocat adressa un signe de repli à la jeune femme qui l’accompagnait, clôturant l’entrevue.
Le crépuscule irradiait la façade de l’église pentecôtiste ; Gabriela sortit la première du commissariat, plutôt déçue par la prestation de leur défenseur. Après l’avoir asticoté, l’avocat-qui-connaissait-tout-le-monde avait baissé pavillon devant le chef carabinier qui, au final, l’avait retourné comme une crêpe… Esteban alluma une cigarette sur le trottoir, aspira deux longues bouffées, désigna le mur de l’église et les rayons rasants qui jaunissaient le monde alentour.
— Tu as vu comme la lumière est belle ?
— Hum.
Gabriela faisait la tête.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Si tu crois que les pacos vont faire leur travail, tu te fourres le doigt dans l’œil, Roz-Tagle.
Sa façon de dire son patronyme trahissait un dépit affectueux. Il tapota la poche de sa veste noire.
— J’ai gardé le troisième échantillon de poudre, dit-il. En le faisant analyser, on saura peut-être de quoi il retourne.
Gabriela eut une seconde de surprise avant de sourire doucement — le petit malin n’avait pas tout dit à Popper…
— On va faire un saut chez Luis, annonça-t-il.
Elle le suivit jusqu’à l’Aston Martin, qui réchauffait ses vieux chromes au soleil crépusculaire.
— C’est qui, Luis ?
— Le flic qui me fournit en dope.
Il était sept heures du soir et Vera était nerveuse avant la garden-party donnée en l’honneur du juge Fuentes. Elle était fière pour son père, bien sûr, mais sa vie avait changé depuis sa liaison. En quinze ans de mariage, ce n’était que la deuxième fois qu’elle trompait Edwards. Vera n’éprouvait ni remords ni allégresse particulière — elle aimait son mari, même s’il ne la touchait pas souvent. Elle se disait qu’elle n’aurait pas dû le laisser s’éloigner, déserter son corps, c’est tout de même mauvais signe quand un homme ne fait plus l’amour à sa femme… Avait-il une liaison, lui aussi ? Était-ce toujours ce vieux traumatisme qui gangrenait leur amour ? Ils avaient vu un sexologue quatre ans plus tôt, alors qu’ils n’arrivaient pas à avoir d’enfants. Les tests ne révélaient pas d’incompatibilité génétique, la cause devait être plutôt psychologique, mais Edwards avait laissé tomber après quelques séances pourtant constructives, prétextant une masse de travail toujours plus importante. Une façon de se défiler toute masculine. Elle aurait dû insister. Edwards la léchait volontiers, c’était même une chose qu’il faisait très bien, mais il débandait au moment de la pénétrer. Comment faire des enfants dans ces conditions ? Et comment assouvir ses besoins de sexe, sinon en prenant un amant ?
Accaparée par son reflet dans le miroir en pied, Vera n’entendit pas son mari venir dans son dos. Edwards s’arrêta à la porte de leur chambre, un verre de whisky à la main qui avait débordé sur la moquette, et resta un instant immobile à contempler sa femme. Un instant volé, simple, qui ce soir l’émut au plus profond de lui-même. Une petite culotte noire moulait les fesses de Vera ; rassurée par la tenue de son ventre, elle enfila son soutien-gorge sans quitter la glace où elle se mirait. Edwards ne se souvenait pas que sa femme avait de si jolis seins… Il ne se souvenait surtout pas de lui avoir déjà vu ce modèle, noir à dentelle. Un cadeau de Monsieur-je-baise-ta-femme-debout ?
Une lumière vive éclairait la chambre à coucher de l’étage. Vera remarqua enfin sa présence dans son dos.
— Tu en fais une tête…
Edwards sortit de ses pensées, coque de noix dans la tourmente, tandis qu’elle enfilait sa robe de soirée. Il lui avait menti une fois, au sujet d’une corvée qu’il n’avait pas faite : Vera l’avait tout de suite vu… Elle se tourna vers lui, réalisa qu’il était toujours en tenue de ville et le tança comme s’il avait oublié les cadeaux sous le sapin.
— Quoi, tu n’es pas encore prêt ? Tu as vu l’heure ?!… Et c’est quoi cette nouvelle manie de boire tout le temps ?
Il se pencha vers son verre, aux trois quarts plein.
— Rien…
Sa robe noire soulignait ses hanches, ses cuisses, sa croupe arrondie qu’un autre montait. Une pensée-panique prit forme dans son esprit alcoolisé : et si son amant était présent ce soir à la garden-party ? S’il faisait partie du sérail ? Non pas simplement un amant de passage palliant ses déficiences mais un concurrent direct, quelqu’un qui pourrait lui arracher Vera, comme un bouquet prévu pour une autre ?!
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? s’inquiéta-t-elle.
— Hein ?
— On dirait que tu as avalé un serpent…
— Excuse-moi, dit-il, j’ai la tête ailleurs.
Son sourire était du plâtre, Edwards le sentait craqueler sous son masque. Il avait chaud. Trop.
— Écoute, chéri, on ne peut pas se permettre d’être en retard, la cérémonie a lieu dans une heure, qu’est-ce que tu fais à boire ? (Elle choisit les bijoux adéquats dans l’écrin de la commode, releva ses yeux noisette.) Tu comptes arriver ivre mort, c’est ça ?
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