On se regarda, guère convaincus.
— OK. Et les autres victimes, reprit l’avocat, vous avez des infos ?
— Oui.
Patricio s’était rendu chez les parents de Juan Lincano, un jeune Mapuche trouvé mort un jour avant Enrique. La famille vivait à six entassée dans un baraquement de briques mal cimentées sans chauffage ni eau courante, quatre enfants qui n’étaient plus que trois et un couple qui survivait de commerce informel. Le raccordement à l’électricité, l’humidité, le poêle où l’on cuisinait, la maison familiale laissait l’impression d’un courant d’air empoisonné. Juan avait contracté une pneumonie deux ans plus tôt, mal soignée, et sa cadette avait failli mourir peu après sa naissance. Pour le reste, les parents semblaient eux aussi dépassés par les événements ; ils ne savaient pas si leur fils aîné se droguait, comment il avait pu s’en procurer, ce qu’il faisait la nuit dehors — on avait découvert son corps un matin en bordure du parc, à la sortie de la población … Le curé, increvable, avait arpenté les rues pour convaincre les autres familles de victimes de se fédérer, mais eux non plus n’avaient pas confiance dans les carabiniers. Personne n’avait oublié que les assassins d’André Jarlan avaient couvert la Bible qu’il lisait au moment de sa mort avec une feuille de chou de l’opposition dans l’espoir de maquiller leur bavure, que des jeunes disparaissaient toujours dans les commissariats du pays. Esteban écoutait, réprimant son envie de fumer devant son maté refroidi.
— On a trouvé de la drogue dans les poches des ados ? demanda-t-il.
— Pas à ma connaissance, rétorqua Patricio.
— Une paille, ou une pipe, qui étayerait l’hypothèse d’une série d’overdoses ?
— Non… Non.
Les sœurs étaient d’accord.
— Vous vous êtes renseignés auprès de la police ? poursuivit Esteban.
— Ils ne nous tiennent pas au courant de l’enquête, fit le curé aux fines mains nervurées. Si Gabriela n’avait pas filmé Enrique dans le terrain vague, on n’aurait pas pensé à une affaire de drogue.
— On ne sait pas de quoi sont mortes les autres victimes, corrigea Esteban. L’hypothèse de l’overdose est donc peut-être un cas isolé.
— Quatre décès inexpliqués en moins d’une semaine, il y a quand même de sérieux soupçons, intervint Stefano.
— Les jeunes avaient entre quatorze et seize ans, renchérit sœur María Inés, des proies idéales pour les trafiquants.
— Vous avez vu leurs corps ?
— Non.
— Il y a eu des autopsies ?
— Non. Les médecins qui ont constaté les décès ont conclu à un arrêt cardiaque, répondit Patricio. Faute d’hôpital et de services compétents, la police a rendu les corps aux familles.
La pendule en bois massif posée sur les napperons du vaisselier s’était arrêtée à midi et demi.
— On les trouve où, ces médecins ?
— Ils ne sont pas du quartier, répondit sœur María Inés.
— Ils venaient d’un hôpital du centre, relaya sœur Donata. Je crois…
— Les jeunes d’ici se défoncent à la pasta base, fit Esteban, une drogue bas de gamme qui tue à petit feu. La police a interrogé les dealers ?
— L’enquête suit son cours. C’est ce que m’a dit le chef des carabiniers.
— Vous n’avez pas l’air convaincu, mon père, nota l’avocat.
Patricio haussa ses épaules de héron cendré.
— Disons qu’à La Victoria la police est considérée comme un moindre mal.
Tout le monde à table semblait d’accord sur ce point. Esteban jeta un œil aux pauvres bibelots accrochés aux murs défraîchis, à ces vieilles personnes déprimantes pleines d’espoir.
— Le plus simple serait de leur poser la question nous-mêmes, déclara-t-il. Les dopés courent les rues, n’est-ce pas ?
— Oui, opina sœur Donata avec vigueur. L’après-midi, c’est le seul moment où ils ont l’esprit encore à peu près clair !
Gabriela n’avait pas dit un mot depuis dix minutes. Esteban sentait qu’elle le sondait de loin, renarde dans les fougères.
— Allons voir ces pauvres types, conclut-il, avec une méchante envie de fumer.
* * *
Une chanson de Violeta Parra s’échappait à l’angle du kiosco, Gracias a la vida … une autre vie. Les sœurs accompagnant Cristián pour les préparatifs des funérailles, le quatuor chemina dans les rues, suivi par le fidèle bâtard. Ils ne cherchèrent pas longtemps. Un homme en béquilles chancelait au milieu de l’avenue Treinta de Octubre, un éclopé de trente-deux ans qui en paraissait le double, les dents pourries et les membres atrophiés par la dope : Pablo, un drogué notoire à la pasta base d’après le curé, que les passants évitaient comme s’il était porteur d’une maladie contagieuse.
Esteban l’aborda le premier sans s’attarder sur les politesses. Pablo n’en demandait pas tant.
— Enrique, le gamin retrouvé dans le terrain vague dimanche dernier, dit-il bientôt, tu connais ?
Le débris jaugea le cuico , se tourna vers le père Patricio et le petit groupe qui l’entourait.
— C’est qui, çui-là ? baragouina-t-il, l’œil vitreux.
— Un ami, assura le curé.
— T’es flic ?
— Non, riche, répondit Esteban en faisant jaillir un billet de sa poche.
Cinquante mille pesos miroitaient au soleil de la población . Autant de voyages en enfer.
— Tu as croisé Enrique ces derniers temps, je me trompe ?
Pablo saisit l’argent entre ses serres malades. Les gosses qui jouaient dans la rue s’étaient arrêtés pour observer la scène — tout le monde connaissait le curé.
— Alors ? insista Esteban.
Fidel vint renifler l’entrejambe de l’éclopé comme une vieille connaissance.
— Oui, fit Pablo. Oui, je l’ai vu deux ou trois fois, genre la semaine dernière…
Pablo maintenait péniblement l’équilibre sur ses béquilles en bois. Ses muscles avaient fondu, une partie de son cerveau aussi.
— Avec qui ?
Le drogué haussa les épaules, au risque de tomber en avant, une incisive ébréchée comme une tasse au fond d’une malle. Esteban tira une poignée de grosses coupures qui garnissaient ses poches : plus de cent mille pesos au jugé. Pablo voyait double.
— Réponds à mes questions et tu empoches le pactole, l’encouragea-t-il.
Il voulut attraper les billets mais il était mal arrimé au sol, et Esteban n’eut aucun mal à tenir la liasse hors d’atteinte.
— Qui était avec Enrique ? répéta-t-il. Réponds et tu es riche.
— Des jeunes, des jeunes qui ramassent la ferraille, dit Pablo. J’les ai vus ensemble des fois.
Ils se jetèrent un regard en coin : Enrique gagnait de l’argent de poche en désossant les carcasses de voiture.
— Chez le ferrailleur ? demanda Esteban.
— Non. Dans la rue…
— Dis-moi les noms de ces jeunes et je te donne l’argent.
Pablo ne savait pas ce que ce cuico cherchait mais tout était à vendre au Chili.
— El Chuque, bougonna-t-il entre ses dents brunes, c’est le seul que je connais. Il traîne avec sa bande du côté de la décharge.
Esteban baissa la garde, laissant le camé lui arracher les billets de la main. Pablo trouva une poche dans ses guenilles infectes pour y fourrer son trésor et s’éloigna en crabe, comme ragaillardi, tout à ses rêves de dope.
— El Chuque ? releva Esteban.
— Comme la marionnette du film d’horreur, répondit Gabriela. « Chucky » en anglais : une poupée sanglante couverte de cicatrices…
Un projet de construction de logements sociaux avait vu le jour au-delà du parc André Jarlan, quelques hectares vacants coincés entre l’autoroute et les quartiers défavorisés du sud de la capitale. On avait bâti les fondations puis l’ossature des barres d’immeubles, une œuvre gigantesque, avant d’abandonner subitement le chantier. Aujourd’hui, il ne restait plus qu’un monstre de béton, masse froide et triste qui pourrissait au gré des intempéries.
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