— Ah oui ?
Ses études semblaient plus intéresser l’avocat que les histoires de banlieue.
— J’étais présente lors de l’échauffourée avec la police quand ils ont découvert le corps d’Enrique dans un terrain vague, reprit Gabriela. La situation est explosive là-bas, comme je vous l’ai dit, les trafics se multiplient et les gens en ont assez de voir leurs enfants mourir. Il nous faut un avocat pour leur rendre justice, quelqu’un sur qui les familles des victimes puissent compter, pas un dilettante.
— Je peux être vilain comme tout si je veux.
— Tenace suffira.
Les pisco sour et le plat de poisson cru mariné arrivèrent.
— Enrique est le quatrième jeune qu’on retrouve mort en l’espace d’une semaine, répéta l’étudiante. Les gens de La Victoria n’ont pas confiance dans la police mais, mes amis et moi, on se disait qu’avec l’aide d’un avocat on pourrait fédérer les familles pour se porter partie civile et forcer les carabiniers à mener une vraie enquête.
Esteban avala une lamelle de congre à la coriandre.
— Ils sont morts de quoi, vos jeunes ?
— Je ne sais pas pour les autres, mais il est possible qu’Enrique ait fait une overdose.
L’avocat grimaça au-dessus de son assiette.
— J’imagine qu’il ne jouait pas dans un groupe grunge en tournée mondiale : quatorze ans, c’est un peu jeune pour faire une overdose, non ? D’où vous sortez ça ?
— J’ai filmé le cadavre, répondit Gabriela d’une voix neutre. Il y a des traces suspectes sous ses narines, comme de la poudre…
Esteban oublia son ceviche .
— Vous avez filmé le cadavre ?
— Je filme tout, dit-elle en désignant le sac de vinyle noir et blanc posé sur la chaise.
— Montrez-moi.
— Ça risque de vous couper l’appétit.
— Je prends le risque.
Il acheva le premier cocktail tandis qu’elle sortait son smartphone, déplaça sa chaise pour visionner la scène et se cala près d’elle.
— J’ai transféré les images, pour vous donner une idée…
L’image était réduite, plus ou moins nette selon les déplacements : la confusion régnait sur le terrain vague où carabiniers et habitants du quartier se faisaient face, vindicatifs. Esteban se pencha sur l’écran. On apercevait le cadavre aux pieds des policiers, la foule en colère, puis le camion blindé qui débarquait sous les jets de pierres, enfin un plan fixe de l’adolescent à terre, les yeux encore ouverts. Gabriela stoppa l’image, zooma sur son visage : une trace blanchâtre apparaissait sous le nez du gamin, comme de la poudre séchée…
— Vous en pensez quoi ? demanda-t-elle bientôt.
Esteban remarqua que les motifs sombres de sa robe n’étaient pas des pois mais des petites fleurs.
— Vous feriez mieux de filmer des moineaux qui sautillent dans une flaque après l’orage, ça vous éviterait des tas d’emmerdes. Mais vous avez raison : votre affaire me semble bel et bien perdue d’avance.
La nouvelle semblait le revigorer.
— Enrique avait des antécédents ? Drogue, délinquance ?
— Non. Non, au contraire.
— Comment pouvez-vous en être sûre ?
— Son père a toujours veillé sur lui, répondit Gabriela.
— Les lionnes aussi veillent sur leurs lionceaux, ça n’empêche pas les lions de les bouffer. Je veux dire qu’il y a toujours un prédateur dans la chaîne. Et les ados sont des proies faciles.
— Sans doute, concéda-t-elle. Mais si Enrique prenait de la drogue, c’était récent. On a dû lui mentir, ou c’était la première fois qu’il en prenait. Enfin, il s’est forcément passé quelque chose.
Il hocha la tête, pensif.
— Son père est au courant de votre démarche ?
— Oui. Mais Cristián a perdu le goût de tout, même de réclamer justice pour son fils.
— Hum, pas besoin d’avoir d’enfant pour comprendre ça.
Il entama son deuxième cocktail sous l’œil dubitatif de Gabriela. Difficile de se faire une opinion sur ce type. Il la regardait à peine, comme si elle était transparente, ou une trop vieille connaissance.
— Vous êtes d’accord pour nous aider ? demanda-t-elle tandis qu’il piochait dans son plat.
— Bien sûr.
Cela semblait un peu trop évident. Gabriela se méfiait toujours.
— Il y a une chose dont nous n’avons pas parlé, dit-elle bientôt, vos tarifs.
— Ça dépend, dit-il en relevant la tête de son assiette, vous avez de l’argent ?
— Vous savez ce qu’on dit ici, « Quand on fait des études, on a plus de chances d’avoir des dettes qu’un diplôme »… Mais j’ai déjà réfléchi au problème, ajouta l’étudiante. En vendant des brioches à la sortie de l’église, on devrait pouvoir rassembler assez d’argent pour payer vos honoraires.
Vendre des brioches… Ces mots lui fendaient le cœur.
— Laissez tomber, dit-il.
— Quoi ?
— L’argent. N’en parlons plus, voulez-vous ? Ce n’est vraiment pas important. Surtout en ce moment.
Gabriela ne voyait pas où il voulait en venir.
— Vous êtes sûr ?
— Aussi sûr que je me fiche du sort de vos jeunes drogués.
De fait, il mangeait avec un bel appétit.
— Dans ce cas, pourquoi nous aider ?
— Je vous l’ai dit, votre affaire est une cause perdue : c’est ma spécialité, je vous rappelle.
Un pince-sans-rire. Ou un cynique. Le feuillage jaune du ginkgo qui les abritait tamisait le soleil. Reflets dans un œil d’or , songea Gabriela, Marlon Brando aussi cachait son jeu…
— Je peux vous poser une question ? dit-elle tandis qu’il finissait le ceviche .
— Allez-y.
— Pourquoi vous n’avez pas de chaussures ?
— Ah… J’habite à deux pas, répondit Esteban en se tournant vers la rue, et comme je les perds tout le temps…
Gabriela le regarda, un instant interloquée, mais Esteban se leva et jeta sur la table les billets qui traînaient dans sa poche.
— Venez, dit-il en achevant d’un trait son pisco.
— Où ça ?
— Eh bien, à La Victoria. C’est là qu’ils sont morts, non ?
Prise de court, Gabriela arrangea ses cheveux dans un nœud savant, saisit son sac à main sur la chaise et suivit l’avocat vers le couloir qui menait à la sortie.
— Dites, ça vous dérange si je vous appelle Gab ? lui lança-t-il.
— Pourquoi, vous n’aimez pas Gabriela ?
— Si, beaucoup, mais Gab, c’est comme si j’en gardais un petit bout pour moi…
C’était joli dans sa bouche.
— Tant que tu ne m’appelles pas Catalina, répondit-elle sur le même ton familier.
Gabriela ne vit pas son visage pâlir dans la pénombre du couloir. Une Aston Martin bleu vintage attendait sous le soleil, tous chromes dehors.
L’hiver 1957 avait été si froid que trois mille familles sans ressources avaient investi le terrain à l’abandon dans le sud-ouest de Santiago ; briques, bois, amiante, tôles, cartons, boîtes de conserve aplaties, rebuts de construction, chacun s’était empressé de construire un abri avec ce qui lui tombait sous la main. Légalement ou non n’était pas la question : ces gens-là n’avaient rien.
Ils avaient essayé de s’organiser, parfois de s’entraider, plus souvent de survivre aux maladies qui tuaient dix enfants par mois. Ou vingt. On les enterrait avec les chiens, compagnons de crève-la-faim, loin des ordures qui jonchaient les ruelles de terre battue. Les femmes de la población s’en allaient vers les contreforts des Andes ramasser le bois qui chaufferait l’unique plat de la journée, trente kilomètres à pied, tous les jours, les hommes qui n’étaient pas alcooliques ou en prison vendaient du maïs à la sauvette dans les marchés du centre, les gamins se démerdaient. Une population analphabète, livrée à elle-même, qui ne figurait sur aucun état civil mais créerait la première toma [4] Prise de possession.
de l’histoire du pays.
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