D’ordinaire, personne ne s’aventurait dans cette zone devenue dépotoir où les chiens errants rôdaient, prêts à s’entredéchirer pour des rebuts dans le no man’s land qui constituait le territoire d’El Chuque.
Un rat déguerpit au milieu des détritus, que le chef de bande ne remarqua même pas : il trônait sur un pneu et éprouvait un intense sentiment de puissance. El Chuque était devenu le roi. Le roi d’une décharge sauvage pour le moment, mais le ciel lui promettait la lune : il le sentait dans ses tripes, au-delà de la puanteur qui émanait du tas d’ordures. Les pesos s’accumulaient, cachés là, dans le pneu Pirelli. Non, il n’était pas comme son abruti de père qui, au lieu de dealer la dope qu’on lui refourguait, était devenu accro. Ramón, c’était le nom du paternel, une épitaphe sur un mur du quartier (11/04/1975 — 08/12/2013) et un beau salopard qui, à force de cogner sur sa mère, l’avait rendue végétative, un soir de manque. En bon fils, il avait voulu protéger sa mère mais la brute lui avait ouvert le visage au fil barbelé.
El Chuque, c’était depuis son nom de guerre.
À seize ans, l’adolescent connaissait tous les paumés des quartiers sud, les faibles, les vulnérables et ceux qui le suivraient jusque sous la terre pour en bouffer les racines. Sa bande, une dizaine d’abandonnés du système qu’il tenait à sa pogne — il fallait les voir chier des perles de trouille lors du rite initiatique… El Chuque ne leur avait pas dit que, grâce à ses talents de pickpocket, il avait volé un lot de coke à Daddy. Il avait sa caisse noire, comme les trésoriers des clubs de foot ou des partis politiques, sa double comptabilité. Fini la ferraille, les mains froides et la merde. Il étendrait son business, deviendrait quelqu’un — quelqu’un d’autre…
Tout à son délire mégalomane, El Chuque n’entendit pas les pas sur la terre craquelée.
— Bonjour ! lança une voix dans son dos.
L’adolescent s’extirpa de son pneu-fauteuil, tendu comme un arc. Trop tard pour décamper.
— Je suis le père Patricio, ajouta le vieil homme en approchant, le curé de La Victoria !
Ils s’étaient croisés deux ou trois fois dans les rues de la población mais l’adolescent préférait rester aux abords, dans les zones grises où personne ne viendrait mettre son nez dans ses affaires. Trois adultes accompagnaient le curé, une Indienne bien roulée, un vieux aux cheveux blancs et un cuico en costard qui détonnait franchement dans le paysage de poubelles. Si la fille et les vieillards semblaient inoffensifs, l’homme en noir ne lui disait rien de bon. El Chuque descendit de son perchoir et toisa l’assemblée, méfiant.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Juste te poser quelques questions, dit le père Patricio en signe d’apaisement.
Le chef de bande garda ses distances. Jamais recousues, ses cicatrices laissaient plutôt des boursouflures sur un visage déjà peu amène.
— Tu dois savoir qu’un cadavre a été retrouvé dimanche dans le terrain vague, de l’autre côté du parc André Jarlan : Enrique, un jeune de La Victoria qui se trouve être aussi notre ami…
El Chuque se voyait observé comme un animal de foire. Les étrangers venaient marcher sur ses plates-bandes et rien ne poussait ici.
— Il y a eu un sacré grabuge entre la population et les carabiniers, continua le curé. Enrique est le quatrième jeune du quartier qu’on retrouve mort dans la même semaine et…
— C’est pas mon problème, coupa-t-il. On ramasse les bouts de ferraille, nous, c’est tout.
Patricio posa sa main décharnée sur son épaule.
— On a besoin de renseignements pour défendre les parents des victimes : M. Roz-Tagle est avocat, dit-il en désignant le grand type à ses côtés. On a découvert le corps d’Enrique à moins de deux kilomètres d’ici et des témoins t’ont vu avec lui les jours précédant sa mort.
— Vous voulez dire quoi, là ? se renfrogna El Chuque.
— Tu savais qu’Enrique se droguait ?
— Je vous dis que je sais rien !
— On t’a vu avec Enrique, toi et ta bande de cartoneros , répéta le père Patricio, inutile de nous mentir. Dis-nous plutôt ce que tu sais sur lui.
Une voiture passa au loin, sur le pont qui enjambait l’autoroute.
— Bah, Enrique traînait dans le quartier, s’empourpra l’adolescent. On se croisait de temps en temps, c’est tout. Pas de quoi passer des vacances ensemble.
Esteban écrasa sa cigarette : quelque chose avait changé dans la voix du traîne-savates.
— Enrique se droguait avec qui ? insista Patricio.
— J’vous ai dit qu’on se croisait, pas qu’on se racontait nos vies comme des gonzesses !
Une odeur de pourriture s’échappait du monticule. El Chuque évita de regarder le pneu où il trônait tout à l’heure, de peur de se trahir.
— On s’occupe de ramasser les cartons et la ferraille, asséna-t-il d’un air bourru. Le reste, c’est pas notre business.
— Enrique voulait entrer dans la bande ? demanda Esteban.
— Pourquoi tu demandes ça, Papa ?
— Pour le plaisir de converser avec un beau gosse comme toi, El Chuque. Alors ?
— Alors rien, putain ! Je sais pas ce qui est arrivé à vos gars, enchaîna-t-il en se tournant vers le prêtre, et de toute façon c’est pas mes affaires. Désolé, mon père.
L’adolescent afficha un sourire de singe qui n’arrangea pas sa prestation.
— Dernière sommation, Pinocchio, lâcha Esteban d’une voix menaçante. C’est toi et ta bande qui avez fourni la dope à Enrique et aux autres ?
— Quelle dope ? T’es fou, Papa ! s’esclaffa-t-il. C’est trop dangereux, ces saloperies !
Léger clignement des yeux, paupières baissées soudain captivées par les détritus, El Chuque mentait. Esteban saisit brusquement sa main droite et lui retourna le pouce.
L’autre se contorsionna en couinant.
— Aïe ! Putain ! Aïe !
Surpris par cet accès de violence, le père Patricio voulut intervenir mais un regard de l’avocat l’arrêta net.
— Vide tes poches, El Chuque, ordonna Esteban. Vide-les tout de suite ou je te casse le pouce.
Gabriela resta une seconde interloquée : le gamin glissait littéralement sur ses jambes, l’épaule tordue par la douleur. Esteban allait réellement lui briser le pouce.
— Vide tes poches ! réitéra-t-il en lui faisant payer chaque syllabe.
El Chuque déversa un flot d’insultes puis le contenu de son sweat-shirt au milieu des ordures : six billets de dix mille pesos, une pince coupante, un canif et trois petits sachets plastique remplis de poudre blanche. Esteban n’avait pas lâché le petit crasseux, qui jurait de plus belle.
— Maintenant vide ton sac, Cendrillon, avant que je te transforme en citrouille : depuis quand tu vends cette saloperie ?
El Chuque geignait devant son doigt retourné, au supplice.
— On fait que sniffer ! éructa-t-il.
— C’est quoi, cette came ?
— De la… de la coke… Putain, lâche-moi !
— Ah oui. Et tu la paies avec quel argent, cette cocaïne, don Chuque ?
— Celle du trafic de cuivre ! répondit l’ado.
— Vous lui faites mal, souffla le père Patricio.
— Quel trafic ?
— On va en ville… piquer des câbles…
— Prends-moi encore une fois pour un demeuré…, le menaça Esteban. Tu refourguais de la cocaïne à Enrique, c’est ça ? Aux autres aussi ?
— Non ! hurla-t-il. Lâche-moi, putain !
— Enrique avait les narines poudrées quand on l’a trouvé mort, le même genre de produit que j’ai sous les yeux : c’est toi qui lui as vendu cette merde ?
— Je sais pas de quoi tu parles, putain !
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