— Alors mes gros pères, on ne dit pas bonjour à tonton ?
— Ne nous adresse plus la parole, siffla leur mère, tu m’entends ? Allez, venez, les enfants !
— Vous êtes toujours comme ça entre vous ? demanda Gabriela tandis que Sylvia éloignait sa progéniture.
— Bah, je lui ai offert Le Kâma Sûtra pour les nuls à Noël, je crois qu’elle m’en veut toujours.
— Tu es sérieux ?
— À ton avis ?
Elle n’eut pas le temps d’épiloguer. À l’écart du buffet, Edwards était aux prises avec les bambous en pots qui masquaient le bar, brassant les plantes vertes comme à une finale olympique. Sa femme avait toutes les peines du monde à le maintenir à flot, le whisky qu’il tenait à la main versait sur son costard.
— Oh ! fit Edwards comme pour arrêter un chariot. Oooh !
L’associé d’Esteban recouvra l’équilibre, l’œil torve, laissant Vera en proie aux bambous. Gabriela l’avait croisé au cabinet le matin même.
— Ça n’a pas l’air d’aller fort, nota-t-elle.
Le fiscaliste se tenait incliné telle une tour de Pise dans la verdure.
— Il ne boit jamais, l’excusa Esteban.
— En attendant, il est ivre mort.
— Esteban, je t’en prie, fais quelque chose ! s’exclama Vera, exaspérée.
Edwards se débarrassait des plantes vertes, plutôt mal, tandis que sa femme tentait désespérément de l’arrimer à elle.
— Voilà, voilà…
Esteban prit le verre des mains d’Edwards, l’envoya valser sur la pelouse et recueillit ses bras épars.
— Par ici la sortie ! dit-il en extirpant son ami des bambous.
Les yeux d’Edwards roulaient sous la lune.
— Eh bien mon vieux, tu en tiens une sévère, glissa-t-il à son oreille.
— Esteban…
— Tu me reconnais, c’est déjà ça.
L’immobilité semblait lui être pénible.
— Ça va aller ?
— Oui, oui, râla Edwards.
Ils tentèrent un pas vers les deux femmes.
— Je te représente Gab, la fille que tu as envoyée sur les roses ce matin.
Edwards secoua la tête comme un cheval fourbu.
— Laisse tomber, conseilla l’étudiante.
— Se mettre dans cet état un jour pareil, grogna Vera à ses côtés. Merde, Esteban, je ne sais plus quoi en faire ! Voilà trois jours qu’il boit comme un trou, souffla-t-elle en tâchant de garder une attitude normale. Je t’en prie, pas de scandale, pas ce soir.
La consécration de son père la rendait nerveuse, comme les regards convergents des invités. Esteban se tourna vers le manoir.
— On ferait mieux de l’allonger sur un canapé, le temps qu’il se remette à l’endroit.
Edwards remua vaguement.
— Baah, ça va…
— Tu n’as pas vu ta tête, siffla Vera, remontée. Me faire ça aujourd’hui, tu fais chier. Bon, on va rentrer, dit-elle à l’intention d’Esteban, ça vaut mieux… Allez, passe-le-moi.
Edwards penchait comme une grue malade. Esteban transféra son ami contre l’épaule de sa femme.
— Tu vas pouvoir t’en occuper toute seule ou j’appelle les pompiers ?
— Laisse, je vais le ramener à la maison.
Edwards fit un geste ample qui faillit le faire chavirer, souffla de dépit avec l’inertie d’un vraquier, quand son regard se figea. Esteban suivit le point que fixait son ami, pâle comme un linge : Adriano et Víctor se tenaient à quelques encablures, près du kiosque à musique, discutant avec trois hommes de leur âge, un verre de champagne à la main. L’expression de son visage avait changé, comme si Edwards ne s’attendait pas à les trouver là.
— Putain, Esteban, j’en ai marre, maugréa Vera en serrant sa prise autour de son époux.
— Tu ne veux pas que je t’aide à le porter jusqu’à la voiture ? insista l’avocat.
— Ça va aller, je te dis… Merci.
Vera salua Gabriela sans vraiment la voir et entraîna son mari vers une allée discrète. Hormis un serveur qu’Esteban avait repoussé d’un regard, tout le monde était retourné à ses occupations.
— Désolé, dit-il à Gabriela, Edwards n’est pas comme ça normalement.
— Je le trouve plus sympathique que la première fois, ironisa-t-elle.
L’avocat ne releva pas. S’il voulait se mettre Vera à dos, Edwards se montrait magistral. Lui faisait-il payer son infidélité ? Tout ça ne lui ressemblait pas… Esteban repéra ses cibles, qui revenaient du kiosque à musique.
Adriano plaisantait sur l’insigne honorifique qu’affichait désormais le juge Fuentes au revers de sa veste quand l’arrivée de son fils suspendit la conversation. Trois hommes les accompagnaient, Monroe, l’attaché culturel à l’ambassade des États-Unis, un grand type rouquin probablement américain lui aussi et un septuagénaire en chemise écrue et costume bleu nuit. Adriano Roz-Tagle fit un pas vers son aîné comme pour l’empêcher d’avancer.
— On peut dire que personne ne t’attendait.
— Un air bien connu, commenta Esteban pour évacuer le sujet. Félicitations, Víctor, lança-t-il au nouveau juge à la Cour suprême. Je n’étais pas à la remise de médaille mais je suis sûr que vous vous êtes débrouillé comme un chef.
Le juge Fuentes opina sans un mot. Adriano, marbre froid, adressa à peine un regard à ce qu’il croyait être la nouvelle conquête de son fils, une Indienne qui n’avait rien à faire là.
— Permettez-moi de vous présenter Gabriela Wenchwn, ma nouvelle cliente. Papa, enchaîna-t-il sur le ton de la confidence, je peux m’entretenir avec toi en privé ?
— Qu’est-ce que tu veux encore ?
— J’ai un scoop pour El Mercurio . Ou n’importe lequel de tes journaux.
Adriano avait de la prestance mais l’impatience des colériques.
— Écoute, ce n’est ni le lieu ni le moment : tu vois bien que nous parlons entre adultes.
Nulle ironie dans sa voix.
— Il s’agit d’une série de morts inexpliquées qui touche les jeunes de La Victoria, dit Esteban, quatre décès en une semaine. Peut-être une affaire de drogue, ou un nouveau produit empoisonné qu’on refile aux gamins. Je suis allé voir les carabiniers du quartier mais ils préfèrent s’entraîner à défiler dans la cour.
Adriano eut un claquement de langue agacé ; il se tourna vers ses hôtes, les pria de l’excuser et jeta un regard ombrageux à Esteban, l’intimant de le suivre. Trois pas suffirent.
— Le beau-père de ton associé, qui comme tu le sais se trouve aussi être mon ami d’enfance, célèbre aujourd’hui la consécration de toute une vie de travail, chez moi : et toi, évidemment, tu choisis ce moment pour réapparaître. Dis-moi que tu le fais exprès.
— La dernière victime est le fils du rédacteur de Señal 3, la télé communautaire du quartier, plaida Esteban. Enrique, un gosse de quatorze ans qui est un proche de ma cliente, ajouta-t-il en montrant la Mapuche à deux pas de là. On a frôlé l’émeute dimanche dernier à La Victoria et les choses risquent de s’aggraver.
— Que veux-tu que j’y fasse ? répliqua Adriano, peu concerné.
— La moitié des médias t’appartient : un coup de fil aux rédactions et l’affaire éclate, la police fait son travail, les poblaciones se calment et des vies humaines sont sauvées.
— Tu n’as qu’à en parler aux feuilles de chou communistes que tu lis au lieu de travailler, répliqua Adriano, ils doivent adorer les histoires de drogués. Écoute, enchaîna-t-il d’un ton moins plaisant, tu ne t’es pas manifesté pour les soixante ans de ta mère, alors que tu sais dans quel état ce genre de choses la met, sans parler de ton attitude inqualifiable au baptême de ta nièce, et tu me déranges un jour pareil, pour ça ?
— C’est l’affaire dont je m’occupe.
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