— Alors ? insista Mc Cash. Vous pouvez vous en occuper, d’Alice, oui ou non ?
— Vous risquez de vous attirer des ennuis.
— J’en ai déjà ma dose.
— Raison de plus.
— Pour s’en foutre.
— Et moi alors ? Vous y pensez, aux risques que je prends ?
— Gardez Alice jusqu’à la rentrée des classes, biaisa-t-il : après on avisera.
— Vous en avez de bonnes, souffla-t-elle : on n’emprunte pas une enfant à sa famille d’accueil comme ça ! Il faut faire une demande auprès du…
— Je suis sûr que vous savez vous débrouiller.
— Pff.
Ce borgne ne lui inspirait qu’une confiance modérée mais il avait quelque chose d’émouvant — il voulait protéger la petite. Saholy l’observa. Mc Cash avait de belles rides, une seule main valide, longue et bien dessinée, une main à caresser les femmes — Saholy avait les mêmes…
Les sueurs froides qui dansaient sur son front, en revanche, ne lui disaient rien de bon.
— Je ne vous ai même pas proposé de café, dit-elle.
Mc Cash écarta les doigts de sa main blessée mais ça ne fit que réveiller la douleur.
— Avec un peu de gnôle, si vous avez…
— Je n’ai que du saké.
— C’est dégueulasse.
— Je ne bois pas.
— Vous ne devez pas être drôle tous les jours.
— Vous vous êtes vu ?
— Bah, dit-il en s’évaluant : ce n’est pas mon vrai corps.
Un rire s’échappa des meurtrières… Une fille bizarre, pensait-il, qui cachait ses cartes derrière des masques.
— Je vais voir ce que je peux faire pour vous, dit-elle en se levant.
Mc Cash regarda ses jambes se mouvoir jusqu’à la cuisine américaine, songea à sa poitrine opulente sous son petit pull vert, laissa tomber ; les analgésiques le mettaient KO. Il se retira au fond du canapé, observa le salon, vaseux.
Mobilier minimal, design moderne, voire branchouille techno-art conceptuel, une bibliothèque aussi fournie que bordélique, Bourdieu, Virillio, Vaneigem, Derrida, on aurait dit la maison de campagne d’un intellectuel écolo parisien plutôt qu’une ferme frappée d’alignement occupée par l’assistante sociale du canton.
— Qu’est-ce que vous savez des enfants des rues ? lança-t-il depuis le canapé.
L’assistante sociale était bien placée pour savoir que la vie de ces gosses ne valait pas cher. Elle laissa la cafetière italienne sur le feu et revint, une bouteille de saké à la main.
— Pour les trafics d’enfants, dit-elle en le servant, il y a plusieurs cas de figure : la vente, pure et simple, par les parents à des trafiquants. La mise en gage, c’est-à-dire que les enfants sont laissés au prêteur pour la somme d’argent empruntée et les travaux qu’ils font servent à rembourser la dette. Il y a aussi le don d’enfant, qui se pratique surtout en Amérique du Sud, où ils sont abandonnés ou donnés en vue d’adoptions illégales. L’enlèvement, avec des gangs qui intègrent les gosses en vue de leur faire commettre des délits, et puis les enfants déplacés ou réfugiés : ce sont eux les plus vulnérables. On les retrouve esclaves dans des ateliers clandestins, prostitués ou jetés en pâture dans des films pornos, petits délinquants dans les rues. Ou alors victimes de trafic d’organes, de tissus humains… De nos jours, le trafic d’enfants est un des plus rentables sur le marché : à la différence de la drogue, un gosse peut être utilisé plusieurs fois…
L’eau crachotait dans la cafetière mais Saholy n’y prêta garde :
— Vous croyez que Le Guillou est impliqué dans un trafic ?
— Oui… Mais il n’est pas seul.
Le silence dura le temps d’un dimanche.
— Bon, soupira-t-elle enfin : pour Alice, je crois avoir une idée de l’endroit où on pourrait aller… Une copine, qui a un chalet à la montagne. Dans le Jura. Je peux lui téléphoner.
— Super, dit-il d’un ton neutre. Partir demain matin, c’est possible ?
— Ben voyons.
Les gendarmes n’allaient pas tarder à trouver le cadavre de Le Guillou, sans parler de celui qu’il avait balancé dans la rivière…
— Il faudrait aussi une décharge pour les Plabennec, dit-il.
— Je vais les appeler. C’est moi qui ai placé Alice chez eux. Ils ne feront pas de problèmes.
La métisse avait visiblement une idée derrière la tête. Il y eut un nouveau silence, à peine perturbé par le vent dehors. Il était tard, au moins huit heures, les flocons voltigeaient derrière les vitres comme des ballons de fête foraine, le loup à la patte rongée s’était réfugié chez la louve sa cousine.
— En attendant, ce serait stupide de rentrer chez vous. Stupide et dangereux. (Elle se tourna vers le plat de poisson cru qui attendait sur le bar américain.) Vous voulez rester dîner ?
— C’est gentil, dit-il doucement, mais je crains que la morphine m’ait coupé l’appétit.
La métisse ôta son petit pull vert.
— L’appétit, tu es sûr ?
Si la plus perdue des journées est celle où l’on n’a pas ri, celle où l’on n’a pas fait l’amour suivait de peu. Saholy pensait ce genre de chose, même si, partant du principe qu’il valait mieux être seule que mal accompagnée, elle vivait la plupart du temps en solitaire.
Elle n’en voulait à personne en particulier, ni aux femmes ni même aux hommes, si rares il est vrai. Le spécimen qu’elle avait ce soir dans son lit n’avait qu’un œil et une seule main en état de marche mais elle était grande, douce et, comme elle l’avait escompté, bigrement appliquée. Un spécimen passionné, c’était déjà ça. Pour être juste, Saholy n’avait pas eu à beaucoup se forcer.
Ils venaient de faire l’amour à toute vapeur et, allongée sur le dos, la peau de la métisse scintillait à la lueur de la lampe de chevet — une confection à base de papier éminemment japonais et d’une structure métallique récupérée dans le débarras de la ferme. Mc Cash avait adoré le moment qu’ils venaient de passer, son odeur, son ardeur, le reste. Avec la journée pourrie qu’il s’était cognée, c’était comme si le monde s’était renversé, en l’occurrence sur les draps satinés de son grand lit ; après le moment d’extase — le seul à vrai dire où il avait la paix —, le retour à la réalité lui trouait la moelle épinière : sa main blessée lui élançait et il avait un sale goût de morphine dans la bouche.
Il tira sur le pétard qu’elle avait roulé. Saholy disait ne pas beaucoup connaître Carole, qui louait une petite maison dans la campagne ; elles s’étaient surtout vues à la fin de sa maladie, quand l’assistante sociale s’était occupée de faire le lien avec les institutions qui pouvaient prendre Alice en charge. Son métier consistait à estimer la misère du monde, l’étiqueter sous des noms d’emprunt et faire ce qu’elle pouvait pour sauver les enfants du foyer, le tout au tarif syndical — en gros, le Smic.
— Mais Alice est un cas à part, précisa-t-elle : une forme mutante d’imprévoyance.
— C’est-à-dire ?
Saholy tira une bouffée du joint, le lui rendit :
— Carole avait la quarantaine quand elle est tombée enceinte. Elle travaillait comme barmaid à Rennes mais il était temps de quitter le milieu de la nuit. Elle a profité de la naissance d’Alice pour changer de vie : elle s’est installée à la campagne, s’est mise à faire les marchés, la brocante. Bref, elle a coupé les ponts avec son ancienne vie. C’était une sauvage dans son genre.
Mc Cash acquiesça — ils faisaient une fine équipe…
— Et sa famille, dit-il, ses amis ? Personne n’a voulu s’occuper d’Alice ?
— Sa famille était une bande d’illuminés, et ses amis aux abonnés absents. Alice a dormi un moment chez une copine, quand sa mère faisait les allers-retours à l’hôpital, mais la situation n’était pas viable à long terme. Quant au père, il aurait disparu de la circulation.
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