— Tu crois que Le Guillou servait d’intermédiaire ?
— Oui, dit-il.
— A qui ? Un pervers ? Un réseau de pédophiles ?
Il haussa les épaules :
— Peut-être…
— Tu n’as pas l’air convaincu.
— « Hope and Faith », l’ONG pour qui a travaillé Le Guillou dans les années quatre-vingt-dix, était visiblement noyautée par des groupes mafieux, dit-il. Là aussi, Le Guillou a pu avoir des contacts ; les armes de guerre qu’ils portaient, leur méthode, tout laisse croire que les tueurs sont des professionnels. L’accent du type était du genre slave. « Hope and Faith » sous-traitait avec des agences de sécurité : beaucoup de mercenaires et d’anciens soldats se recyclent dans ce type de business. Ils ont pu faire une pige pour un trafic de chair humaine, ou tout simplement faire leur job…
Le café avait goût de mazout.
— Si c’est Le Guillou qui a organisé la filière, reprit Saholy, pourquoi ses hommes se sont retournés contre lui ?
— Parce qu’il n’était pas le commanditaire, répondit l’ex-flic : juste un intermédiaire…
Évidemment.
Saholy commençait à ne pas du tout sentir cette affaire : si au début leur aventure avait quelque chose de plutôt cocasse, ça virait à l’orage et elle n’avait aucune envie d’être là quand il éclaterait. Grandes mains ou pas, ce type lui fichait la frousse.
Mc Cash fuma dans son café pendant qu’elle réunissait ses affaires.
Le Guillou s’apprêtait à fuir : le billet d’avion qu’il avait trouvé dans son bureau avait pour destination Saint-Martin, une île des Antilles connue pour sa zone franche, ses trafics de drogue et son blanchiment d’argent. Plus surprenant pour un coup vraisemblablement préparé de longue date, Le Guillou avait payé son billet plein pot, sur un vol régulier. Il l’avait donc pris au dernier moment. Ce petit voyage aux Antilles n’était par conséquent pas prévu. D’ailleurs, au foyer, personne n’était au courant de son départ. Le Guillou avait fui devant quelque chose — ou quelqu’un ? Il y avait à peine vingt mille dollars dans l’enveloppe kraft : pas de quoi s’acheter un autre avenir, même en toc…
Sauf si Le Guillou avait une deuxième planque.
Ou s’il attendait une grosse somme d’argent.
Ou s’il avait reçu une grosse somme d’argent et que quelqu’un n’avait pas eu envie de partager.
De toutes les façons, Le Guillou n’était qu’un rat parmi les hyènes.
— Qu’est-ce que tu vas faire pendant ce temps-là ? demanda Saholy, en jetant son sac de voyage dans l’entrée. Balancer les tueurs un à un dans le Meu, remonter la filière roumaine et mettre le feu aux pays de l’Est pour leur apprendre à ne pas vendre leurs orphelins sur le Super Marché ?
— Contente-toi de mettre Alice au vert, dit-il.
Son portable sonna alors depuis la poche de sa veste, quelque part dans le salon. Il l’attrapa de justesse. C’était Bulteau.
Le vieux copain flic n’avait rien perdu de son efficacité : le numéro de téléphone qu’il lui avait fourni la veille était le portable privé d’Alain Blanckaert, un jeune capitaine d’industrie qui, après avoir fait fortune dans le commerce du bois, développait ses activités dans les travaux publics — il y avait un portrait de lui dans le dernier Valeurs actuelles . Pour information, le siège social de sa société était basé en Seine-Saint-Denis et son domicile à Paris, dans le 15 earrondissement.
L’œil du borgne vira au trouble — a priori aucun rapport avec des mercenaires d’Europe de l’Est…
— Il a téléphoné ce matin ? On a pu le localiser ?
— Oh ! Tu crois quand même pas que j’allais lui demander les fadettes ! rigola Bulteau à l’autre bout des ondes. Je te rappelle que pour surveiller les appels, il faut une commission rogatoire : mon contact a déjà été bien conciliant en me fournissant ces renseignements, de manière illégale je te le rappelle, tu seras aimable de t’en contenter, et surtout de la boucler quant à sa provenance : je ne te couvre pas sur cette affaire, vu ?
— Ouais.
Mc Cash raccrocha en oubliant de dire merci.
Saholy avait empoigné son sac de voyage.
— Qu’est-ce que tu as à faire cette gueule ? lui lança-t-elle.
— Blanckaert, tu connais ?
— Non. C’est qui ?
— Un type qui fait du business dans les travaux publics.
Elle secoua sa tignasse brune :
— Je ne connais que des lopettes.
Des pierres taillées roulaient de ses meurtrières — sa façon de sourire.
Gaétane et François Plabennec ne pouvaient pas avoir d’enfants, ou du moins pas ensemble. Catholiques convaincus, l’assistance médicale s’avérant inefficace, ils s’étaient constitués famille d’accueil. La charité serait leur deuil.
Alice était la troisième fille à habiter chez eux. Ils vivaient au fond d’un lotissement, un pavillon Lemoult Bernard qui datait des années soixante-dix. La zone industrielle s’étant étendue jusqu’aux champs alentour, ils avaient aujourd’hui pour voisins une demi-douzaine de franchises aux devantures closes et une maison individuelle aux volets fermés, dont on devinait le toit d’ardoise triste derrière la haie. Saholy gara sa Clio à une vingtaine de mètres.
Il faisait encore nuit. Mc Cash se pencha pour scruter le pavillon des Plabennec, ne vit que des cyprès.
— Au fait, tu ne m’as toujours pas dit ce que tu as raconté aux Plabennec pour qu’ils te laissent la garde d’Alice…
— T’occupe.
Saholy zippa le long manteau noir cintré qui soulignait sa silhouette et ouvrit la portière :
— À tout à l’heure.
Mc Cash la regarda filer, poursuivie par les nuées.
Huit heures du matin : l’Irlandais alluma une cigarette, fuma le temps de trouver l’inspiration, trouva une série de bobards crédibles et téléphona au siège social d’Alain Blanckaert, en Seine-Saint-Denis.
D’après l’une des assistantes de direction qu’il réussit finalement à joindre, le big boss était parti passer les fêtes de Noël à l’étranger. Elle n’avait pas dit où. Elle lui demanda de répéter son nom mais il raccrocha. Il passa alors d’autres coups de fil, toujours de sale humeur, un œil sur le portail des Plabennec — huit heures douze : qu’est-ce qu’elles foutaient…
Mc Cash n’avait aucune idée de ce qu’un homme d’affaires comme Blanckaert venait faire dans un trafic d’enfants : il lança des recherches via ses anciens réseaux concernant les vols en partance pour l’étranger (Pascale lui dit d’aller se faire voir mais Sonia accepta avec joie), puis il réveilla son vieil ami Sean qui, après l’avoir traité de fucking one-eyed bastard , comprit qu’il allait bientôt rappliquer à Paris :
— Pour affaires ? demanda Sean.
— Un passeport, c’est jouable ?
— Bullshit .
Huit heures vingt et une : l’aube livide pointait au-delà des toits. Trouvant le temps long, il appela Saholy. Le portable était coupé.
Une volée de flocons balayait la rue vide. Mc Cash contourna le pavillon.
Le jardin était clôturé : il passa par-dessus en pestant et atterrit dans les cyprès. Il faisait noir, on ne percevait aucun bruit. Il traversa la pelouse enneigée jusqu’au garage, aperçut une lumière assez faible derrière les volets du salon mais toujours aucun bruit de conversation. Un crachin glacé fouetta son visage quand il empoigna son calibre 38 : d’un coup d’épaule expert, il ouvrit la porte coulissante du sous-sol et pénétra dans la cave.
Il y faisait sombre. La lumière d’une ampoule éclairait le réduit un peu plus loin. L’odeur était repoussante. Il avança doucement, épia les bruits à l’étage, entendit ce qui ressemblait à des bruits de pas furtifs. Il approcha du réduit et là bloqua un peu plus sa respiration : il y avait deux personnes adossées au mur.
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