L’homme ne comprit pas tout de suite : c’est quand il vit la fourche plantée dans sa jambe qu’il fléchit. Empalé, il ne sentit d’abord plus rien. Le choc l’avait comme anesthésié. Seulement il ne pouvait plus bouger.
Mc Cash se tenait recroquevillé contre l’établi, haletant. Avec la peur, ses doigts s’étaient tétanisés sur le manche de la fourche. Face à lui, le tueur restait immobile, baragouinant des insultes, en proie à un mauvais songe : le sang affluait à ses lèvres et un autre filet commençait à couler le long de ses jambes, qui déjà inondait ses chaussures… Mc Cash retira la fourche : comme privé de son tuteur, l’homme s’affaissa. Une auréole apparut sur son pantalon beige, une auréole qui grossit très vite…
L’Irlandais se redressa, et mit quelques secondes avant de réaliser que l’artère fémorale était touchée. Il serra les dents : la douleur fut plus vive lorsqu’il vit l’entaille béante au creux de sa main. Il se tourna vers son agresseur, à genoux.
— Tu n’en as plus que pour quelques minutes, dit-il d’une voix blanche. Dis-moi qui t’envoie.
L’homme au trench-coat ensanglanté ouvrit à peine la bouche. Il lui manquait un bout de lèvres et son nez n’était qu’une bouillie de cartilages. Il voulut porter la main à son manteau mais Mc Cash lui arracha facilement le calibre : un 9 mm Parabellum, version standard de l’OTAN. Une arme de guerre utilisée par la plupart des armées occidentales, ou les ex-satellites du Pacte de Varsovie…
— Alors ? !
Le type avait les cheveux ras et des yeux troubles qui s’en allaient doucement. Le visage était cireux, bouffi. Mc Cash fouilla ses poches, l’autre n’opposait plus de résistance, trouva un portable Motorola dernier cri, des mégots de cigarettes écrasés et un paquet de mouchoirs. Il en bourra sa paume et serra fort. La douleur qui l’irradiait le rendait hargneux :
— Putain, siffla-t-il : tu vas me dire qui t’envoie !
Le tueur était à genoux sur la terre battue, le sang filait entre ses cuisses, il allait mourir, sans un mot. Mc Cash se retourna : Alice se tenait dans l’embrasure de la porte fissurée, sans voix.
Il bondit comme une bête protégeant sa charogne.
— Je t’avais dit de ne pas bouger ! cria-t-il dans l’air glacé de la grange.
La gamine en était bien incapable. Pétrifiée à l’entrée de la grange, elle avait les yeux fixés sur le corps à terre, celui qui avait la tête prise dans le sac plastique. Il fallut que Mc Cash la secoue pour qu’elle revienne à la réalité.
Il y eut un bruit mat dans leur dos : celui du tueur qui s’affalait face contre terre, vidé de son sang. Mc Cash réalisa qu’il tenait encore le Parabellum à la main, que sa bouche à lui aussi était poissée de sang.
Alice se tenait muette sur son carré de bouillasse quand le portail s’ouvrit à l’autre bout du jardin. Apercevant Mc Cash devant la grange, un homme arma le revolver qu’il cachait sous sa veste et, tout en claquant le portail dans son dos, le braqua dans leur direction. Il allait tirer mais l’Irlandais avait déjà brandi le 9 mm. À trente mètres, il avait la gamine comme bouclier et une chance sur deux de rater sa cible : d’un revers, il balança Alice dans les pâquerettes.
L’homme ne tira pas : il se plaqua contre le battant du portail et tourna la poignée sans cesser de braquer son arme. Il fuyait. Mc Cash pressa l’index sur la détente au moment où sa cible se glissait par l’embrasure du portail.
— Bouge pas ! lança-t-il à Alice.
Projetée dans l’herbe, le visage plein de terre, elle vit le borgne traverser la cour et arracher le portail, un revolver à la main.
Il arrivait trop tard : un 4 × 4 sombre démarrait en trombe, immatriculation invisible — avec ses six dixièmes à l’œil et le soir qui tombait, l’Irlandais n’aurait pas reconnu sa mère… Mc Cash pesta : Alice, les macchabées, ses empreintes un peu partout, il n’allait pas se lancer à la poursuite de ce type en laissant tout en plan.
Il revint vers la gamine en serrant le tas de mouchoirs poisseux qui constituait sa bourre.
— Ça va ? dit-il doucement.
Alice attendait debout au milieu des pâquerettes écrasées : elle voulut parler mais ses lèvres ne pouvaient pas. Il fourra le canon du Parabellum dans la poche de son caban, nettoya la terre sur la joue de la petite.
— L’homme dans la grange, dit-il, celui avec le plastique : il ressemble à Le Guillou ?
Alice secoua la tête pour dire oui. Elle n’avait pas vu son visage mais la morphologie était la même. Elle allait pleurer.
— Bon, dit-il pour la calmer. Assieds-toi au sec, près du portail, et dis-moi si quelqu’un arrive.
Alice opina.
Mc Cash grimaça en comprimant sa paume, retourna vers la grange — il verrait ça plus tard. Le bouton de la lumière se situait à l’entrée. Il se pencha vers Le Guillou, qui gisait à demi nu sur la terre battue.
Ses poignets avaient encore les marques des liens qui l’avaient entravé. Le cœur ne battait plus mais le corps était chaud. Il venait de mourir. Le pantalon et le caleçon étaient baissés sur ses chevilles : Mc Cash vit tout de suite les traces de brûlure sur les testicules. Cigarette. Il chercha sur la terre battue, sans succès. Le tueur avait ramassé les mégots, qui pouvaient contenir son ADN.
Le vent sifflait par les planches, balayant l’air humide de la grange ; l’inspection du corps ne lui apprit rien de plus. Le Guillou avait les poches vides. Sans doute avait-il été tiré de chez lui à l’improviste… Mc Cash ramassa le couteau qui lui avait entaillé la main, couvert de sang. De marque Kershaw. Une lame conventionnelle au tranchant exceptionnel, affûtée type rasoir. Une arme de guerre, comme le Parabellum.
Il prit également le téléphone portable trouvé sur le trench-coat du tueur, examina les paramètres. Il n’y avait ni messages ni numéros dans le répertoire : juste les chiffres du dernier numéro appelé, un portable…
La BM faisait voler les feuilles mortes le long des fossés. Alice n’avait pas pipé mot depuis qu’ils avaient quitté la maison de Le Guillou. Elle se laissait guider, automate frigorifié par la peur et l’humidité du soir.
Mc Cash conduisait vite. Sa main le lançait méchamment, sa conscience parfois se délitait, il fallait pourtant sortir de ce guêpier et sans tarder ; il avait jeté le couteau, la fourche, le Parabellum et le corps du tueur dans la rivière, puis les pelletées de terre battue susceptible de contenir son sang, des bouts d’ongle, de peau ou des cheveux, mais il pouvait rester des traces. Avec une équipe spécialisée, Ledu pouvait retrouver son ADN, des indices…
Le borgne avait à peine cherché dans la maison de Le Guillou : il manquait de temps pour une fouille en règle et le malheureux avait été torturé avant de mourir : l’autre tueur avait dû ratisser les lieux…
Les phares d’une voiture l’éblouirent. Sur le siège avant, Alice était pâle comme un linge. Elle revoyait le mort, la tête enfouie dans le sac plastique, son pantalon baissé, et elle ne savait plus quoi penser.
— Tu vas tenir le coup ?
— Oui, répondit-elle.
Son menton tremblait.
— Désolé, dit-il, mais il faut que je sache. L’homme que tu as vu chez Le Guillou l’autre soir, celui avec le 4 × 4 aux vitres teintées et la petite en manteau : il ressemblait au type du portail ?
— Non, dit-elle doucement. Il ressemblait à celui dans la grange…
Alice avait vu le visage du mort. Peut-être même avait-elle assisté à la bagarre… Ne pas penser à ça. Il guettait les rétroviseurs tandis qu’ils entraient dans Montfort mais aucun véhicule ne semblait les suivre. Ils longèrent la nouvelle zone industrielle, qui s’étendait jusqu’au lotissement des Plabennec. Alice semblait perdue.
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