Et puis il avait vu ce regard lors de la finale du tournoi de tennis, entre Myriam et sa sœur Barbara, la garce cynique et inconséquente qui, quand elle ne tenait pas son stupide magasin de céramique, couchait avec les notables et quelques autres. Le regard échangé lorsque Levasseur avait pénétré sur le court était celui de deux complices. Philippe Levasseur, une sorte de jet-setter cantonal doué pour les affaires, architecte-promoteur et accessoirement sportif. L’air entendu de cette pute de Barbara ne trompait pas : il était cocu, et il fallait être rudement con pour ne pas s’en apercevoir…
Yvon était accablé, lui qui avait tout misé sur sa famille et recevait des clous, mais il s’était tu : Myriam avait toujours été beaucoup plus spectaculaire que lui, sans défauts ni charme. Il lui avait offert la sécurité à une époque où elle en avait besoin, mais la logique voulait qu’avec sa sœur et son tempérament d’allumeuse, elle allât un jour ou l’autre voir ailleurs. Il avait fait semblant de ne rien voir, accroché à ses vieilles chimères qui n’amusaient plus personne.
Yvon Ledu se sentait mésestimé, mal aimé, l’impuissance et l’humiliation d’être trompé le rendaient triste, aigre, il était seul en cette journée de Noël et le grand borgne qui venait de faire intrusion dans son bureau semblait, lui aussi, se moquer de ses qualités humaines…
— Alors comme ça elle s’est noyée ?
— C’est ce qu’a conclu l’autopsie, répondit Ledu.
Mc Cash se tenait debout face au bureau du gendarme, aussi crédule que peut l’être un bout de bois.
— Aucune trace de violence ?
— Je vous ai dit que cette gamine s’était noyée.
— En pleine nuit ? La mort ne remontait qu’à quelques heures quand je l’ai trouvée…
— Vous ne l’avez pas signalé lors du procès-verbal, lui reprocha-t-il.
— C’était votre boulot, pas le mien. Alors ?
— Alors rien ! La gamine n’avait pas de papiers, personne ne sait d’où elle sort, qui elle est, ce qu’elle faisait à Montfort et encore moins dans le Meu.
Le sapin de Noël clignotait à côté, racoleur.
— Il n’y a pas eu de disparitions dans la région ces derniers temps ? demanda Mc Cash. La gamine était typée, genre rom : vous en avez touché deux mots aux gens du voyage ?
— Évidemment.
— Et les travailleurs sociaux, vous les avez interrogés ?
— Ce n’est pas votre affaire.
— Le directeur du foyer de l’enfance ?
— Vous êtes sourd ? (La colère lui faisait une montée de couperose.) Écoutez, ce n’est pas vous qui allez marcher sur mes plates-bandes, Mc Cash, ni m’apprendre mon métier : primo parce que les gendarmes sont plus qualifiés que les policiers pour mener à bien ce type d’enquête, secundo parce que vous ne faites plus partie de la maison, tertio je ne vois toujours pas ce que vous fichez à Montfort : hormis peut-être de vous intéresser d’un peu trop près aux enfants…
— Vous êtes répugnant.
— C’est vous qui avez trouvé cette fillette dans la rivière, pas moi.
— Un hasard, vous le savez.
— Ça n’existe pas dans mon métier, répliqua Ledu. Faites attention, Mc Cash : je ne sais pas quel rôle vous jouez dans cette histoire, mais ça pourrait bien vous attirer des ennuis…
Le ton était celui du conseiller militaire néo-conservateur.
Alice avait raison, rien à espérer de ce côté-là : autant demander une cagette au brasier.
*
Saholy Debetz aimait les jardins japonais. Loin de la géométrie française ou du romantisme champêtre anglais, les jardins japonais étaient les plus émouvants, les plus charmants, avec leurs terrassements délicats, leur mousse en cascade et leurs plantations fragiles comme la paix qui unissait les choses à l’univers. Certes, Saholy n’avait jamais éprouvé ce sentiment de sérénité cosmique mais elle travaillait pour ça. Elle serait, un jour, comme un jardin japonais.
En attendant, elle était assistante sociale à Montfort-sur-Meu. Plus précisément, Saholy s’occupait de placer les enfants perdus dans des familles d’accueil. Elle travaillait depuis cinq ans en collaboration avec le Centre départemental de l’enfance et de la famille (le CDEF dans le jargon) et, à trente-neuf ans, ne projetait pas de fonder une famille. Elle voyait des gamins toute la journée, la plupart dans un sale état, aussi préférait-elle garder ses soirées pour elle, et ses bons plaisirs… D’origine malgache, Saholy vivait dans une ancienne ferme frappée d’alignement perchée au sommet d’une colline. Le confort était sommaire mais le terrain suffisamment vaste pour assouvir sa passion envers l’art botanique.
Elle bêchait une plate-bande de terre lorsqu’une BMW cabossée se gara dans la cour de ferme.
Un homme en sortit bientôt, un borgne. Le vent glacé faisait battre les lanières de son bandeau noir. Il s’avança vers elle, semblable à un vaisseau fantôme pataugeant dans la boue, le visage rougi par le froid. Un peu de neige était tombée dans la nuit, les champs et le toit de la ferme en étaient recouverts.
L’assistante sociale portait un bonnet blanc qui compressait sa tignasse brune, une doudoune sans manches et un jean serré assez avantageux si on aimait le genre gazelle ; elle jaugea le visiteur, deux fentes noires comme des meurtrières.
— Bonjour, fit Mc Cash en pénétrant sur son territoire. Je ne vous dérange pas ?
— Pas du tout. Pourquoi ?
— Bah, c’est Noël…
Elle haussa les épaules :
— Quand on n’a pas d’enfants, c’est comme un dimanche où on s’emmerde.
— Ce n’est pas une raison pour planter des fleurs en hiver, dit-il en voyant les paquets de graines dans l’allée.
— Tout est question de floraison. Vous vous appelez comment ?
— Mc Cash.
Saholy était grande, mate, taillée dans le cèdre.
— Saholy, répondit-elle en fourrant sa mitaine au creux de sa main. Je vous ai vu passer en voiture dans le village.
— J’habite pas loin.
— C’est ce qu’on dit.
— Tiens donc… Et on dit quoi d’autre ?
— Des sottises la plupart du temps, fit-elle en le dévisageant. Vous savez comment sont les gens dans les petites villes…
— Trop curieux.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites dans mon jardin ?
Saholy avait les pommettes saillantes, de l’assurance, et une attitude défensive hautement élaborée. Son jardin japonais, en revanche, était à l’état de chantier.
— Vous travaillez au centre social de Montfort, non ? demanda Mc Cash.
— Depuis deux ans.
— C’est vous qui suivez Alice ?
— Je peux savoir pourquoi vous me demandez ça ?
— Elle est venue chez moi hier, répondit-il, en fin d’après-midi.
Saholy laissa tomber sa bêche, décontenancée.
— Ah bon ? Et… pourquoi ?
— Alice, biaisa Mc Cash, elle ne serait pas un peu, disons, mythomane ?
— Non, répondit l’assistante sociale. Pas son genre…
— Et ce serait quoi son genre ?
— Douée. Drôle. Malheureuse. Ça dépend des jours… (Saholy le dévisageait mais ce n’est pas son bandeau qui semblait l’intriguer.) Vous n’avez toujours pas répondu à ma question : pourquoi Alice est venue vous parler ?
Mc Cash fit la moue — le visage de cette femme lui inspirait confiance et il avait besoin de précisions sur cette affaire.
— Elle prétend avoir vu la fillette qu’on a retrouvée dans la rivière chez un certain Le Guillou, dit-il, le directeur du foyer… Vous connaissez ?
— Oui. Oui…
— Il a de la famille, Le Guillou ? Une femme, des enfants ?
— Pas que je sache, répondit l’assistante sociale. Pourquoi Alice est-elle venue vous en parler à vous ?
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