— Bon, dit-il. Reste pas là : lève-toi.
La gamine grelottait sous sa capuche. Une fois debout, elle tenait à peine sur ses jambes.
— Je te ramène chez tes parents, grogna-t-il. Enfin, chez les autres là…
Les Plabennec.
— Vous ne m’avez toujours pas dit si vous vouliez m’aider, dit-elle tout bas.
— T’as la tête dure, toi.
Mais c’est son cœur qui venait battre comme une porte.
Mc Cash ravala sa salive.
— Tu l’as racontée à qui d’autre, ton histoire ?
— À personne, répondit-elle.
— Même pas à ta meilleure copine ?
— Astrid est partie en vacances, dit-elle, et il y a des choses que je garde pour moi.
Le visage d’Alice s’assombrit sous la lune.
— Il est presque sept heures, dit-il : ta famille d’accueil va s’inquiéter.
— Alors vous êtes d’accord ?
— Pas un mot à qui que ce soit, OK ?
Alice opina, toujours frigorifiée. Mc Cash palpa brièvement son anorak bleu : de la camelote.
*
On trouvait de tout à bord de la BM : des mégots, des emballages de sandwiches, des papiers administratifs et des PV crottés, des petits cailloux, un livre de poche…
— Elle est marrante votre voiture, fit remarquer Alice.
— Je vois pas ce qu’il y a de marrant.
Du pied, elle secoua les emballages de plastique qui jonchaient le tapis de sol.
— On dirait une décharge publique.
— C’est intéressant, les bagnoles.
— Oh ! non, mais maman avait une deux-chevaux : c’est marrant aussi… comme voiture.
Ne pas parler de sa mère. Pas maintenant.
Il alluma une cigarette, enfumant l’habitacle. Ça faisait dix fois qu’il arrêtait, trente qu’il reprenait. Ils contournaient le centre-ville de Montfort — Alice était en retard pour le réveillon et on jaserait si l’on apprenait que « le borgne » traînait le soir avec des jeunes filles… Assise à ses côtés, Alice déchiffrait le titre du livre par terre, Le théoriste , d’Yves Pagès. Elle parcourut la quatrième de couverture.
— Ça a l’air bien, dit-elle.
— Tu n’y comprendrais rien.
La morphine le faisait planer et il ne savait pas comment lui parler, s’il devait même le faire : il était son père qui pourrissait sur pied, pas son sauveur international. Elle était venue le trouver mais la seule aide qu’il pouvait lui donner, c’était un deuxième deuil. Plutôt crever que lui avouer. Il ne changerait pas son malheur en bonheur, il n’était pas Jésus, non, il laisserait son petit malheur à sa place, sans venir en rajouter une couche. La petite avait sa dose.
— Vous faites une drôle de tête, fit-elle remarquer.
La sournoise avait profité de son angle mort. Changer de sujet.
— Je pensais à ton Le Guillou, se radoucit-il : tu m’as dit que tu l’avais connu au foyer ?
— Oui. J’y suis restée un mois avant qu’on me trouve une famille d’accueil.
— Comment ça se passe avec les gosses ? Je veux dire, au foyer, les gamins, ils vont, ils viennent ?
— Ben… Certains sont au foyer parce que leurs parents sont morts, d’autres parce qu’ils ne peuvent pas s’occuper d’eux, ou qu’on les tape. D’autres sont placés en famille d’accueil… Mais le but, quand on a encore ses parents, ajouta-t-elle, c’est qu’un des deux nous reprenne un jour avec eux.
Il en aurait dégueulé ses cachets de morphine sur le tableau de bord.
— Qui t’a placée là ? demanda-t-il.
— Chez les Plabennec ? M lleDebetz : l’assistante sociale.
Alice grelottait toujours, les mains dans les poches de son anorak.
— Ils sont sympas, dans ta famille d’accueil ?
— Hum.
Alice avait rapetissé sur le siège.
— Ça n’a pas l’air de t’enchanter.
— Ma mère est morte cet été, lâcha-t-elle sans trembler.
Ils arrivaient au lotissement. Ils allaient se quitter. Ils allaient passer leur temps à se quitter.
— Elle n’avait pas de la famille, demanda-t-il : des frères ou sœurs pour s’occuper de toi ?
La gamine secoua la tête :
— Ils font partie d’une secte. Je ne les ai jamais vus. Ils ne savent même pas que j’existe… Quant à mon père, ajouta-t-elle froidement, il est mort.
— Ah.
— J’étais petite, continua Alice, j’avais même pas trois ans quand il a eu un accident de voiture, mais je me souviens de lui : il me racontait des histoires le soir avant de dormir. Des histoires de souris…
Elle inventait.
Elle voyait des pères où il tombait des spectres.
Elle voyait un visage aimant où il y avait un éborgné.
Et vivante une gamine noyée.
Comme lui, Alice avait le sens du tragique.
Elle ne disait plus rien. Ils roulaient au ralenti parmi un méandre d’allées baptisées comme s’il faisait bon y vivre. La pluie tombait dru sur le pare-brise de la BM, Mc Cash détestait conduire la nuit et toutes ces baraques identiques finissaient de lui fiche le cafard.
— Bon, c’est où ? s’agaça-t-il.
— La première à droite, là, au bout de l’allée…
Il se gara à cent mètres et éteignit les feux. Le pavillon de la famille Plabennec se situait en bordure du lotissement ; on apercevait les enseignes des magasins de la zone industrielle toute proche et la guirlande clignotante d’un sapin par les vitres embuées du salon. Ils allaient se quitter et, sur le siège voisin, Alice n’avait pas envie de rentrer.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites pour le réveillon ?
Il la regarda comme si on l’avait invité à un fest-noz.
— Vous êtes seul chez vous, non ? renchérit Alice. À part le vieux chien, je n’ai vu personne.
— Je me fous du réveillon, et encore plus de ce clébard.
— Ce n’est pas votre chien ?
— Il dort dans la boue du jardin et croit que je lui balance des cailloux pour jouer, c’est tout.
Elle souriait. Ils allaient se quitter.
— Bon, dit-elle en ouvrant la portière. Alors au revoir.
Une bourrasque siffla dans l’habitacle.
— Moi aussi, dit-il avant qu’elle parte, Noël, ça me fout le moral à zéro.
Elle lui fit un signe de la main derrière la vitre et partit en courant. Une bruine glacée l’accompagna jusqu’au perron : Alice ouvrit la porte d’entrée et disparut à l’intérieur.
Déjà elle vivait sans lui.
Il rentra chez lui.
N’importe quoi ce Noël.
Yvon Ledu ravala sa tristesse. Il n’avait pas le choix. Les cadeaux à peine ouverts, sa femme Myriam était partie avec Damien et sa garce de sœur pour le traditionnel repas dans la belle-famille. Cette année, Yvon n’avait pas eu le courage de les accompagner. Myriam n’avait pas manifesté le moindre reproche lorsqu’il lui avait dit qu’il serait de garde le 25 décembre : elle s’était contentée de prévenir sa chère mère, qu’elle compte une part en moins.
L’indifférence de sa femme le rendait malheureux. Il ne savait pas montrer ses sentiments, et encore moins sa peine. Ils ne faisaient plus l’amour depuis maintenant deux ans : c’était trop tard pour en parler. Il espérait que ce n’était qu’un passage, après seize ans de mariage, leur vie de couple avait le droit de faire une pause, de se régénérer — après tout, on n’était pas obligés d’évoluer collés l’un à l’autre : la ligne de vie pouvait être une sorte de serpent qui danse, ou plutôt deux serpents qui se dresseraient ensemble, et parfois se rejoindraient… mais pas du tout.
Myriam l’avait oublié comme un plat sur la table et elle n’y avait pas retouché. Leur amour était froid.
Yvon s’était convaincu que Myriam reviendrait. En l’attendant, il avait investi son manque d’elle sur Damien, un bon à rien qu’il aimait parce que c’était son fils. Pour ça, il en avait passé des mercredis après-midi et des dimanches sur les terrains de sport à suivre ses compétitions. Et si le fiston n’y brillait guère, au moins ils formaient une famille aux yeux des gens. Yvon y croyait parce que c’était plus facile, comme ça la vie était plus tolérable.
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