— Elle croit que je suis flic.
— Ce n’est pas vrai ?
— Je croyais que c’était des sottises, ce qu’on racontait dans le village ?
— Vous ne passez pas inaperçu, expliqua-t-elle. Pourquoi vous venez m’en parler à moi ?
— Je pensais que vous pourriez peut-être m’aider. Vous connaissez Alice et les gens d’ici mieux que moi.
Saholy haussa les épaules sous sa doudoune, dragon crachant du givre.
— Vous feriez mieux d’en parler aux gendarmes, estima-t-elle. Ledu a une sensibilité de fanfare mais c’est un gars honnête.
— Tout mon contraire, résuma Mc Cash.
— Effectivement. Qui me dit que vous n’êtes pas complètement cinglé ?
Une volée de moineaux traversa la cour. Il enfonça les mains dans les poches de son caban encore humide, position sanglier. Bref moment d’osmose.
— Écoutez, se rembrunit-il, j’ai vraiment autre chose à faire que de jouer les détectives dans le canton de Montfort-sur-Meu. Maintenant, si une gamine vient me raconter des salades, il s’agit peut-être aussi d’une affaire de meurtre. Au service social de la ville, vous travaillez avec le foyer de l’enfance : une chance que la petite noyée ait transité chez Le Guillou ?
— On m’aurait forcément mise au courant, répondit-elle. J’ai un dossier pour chaque enfant.
— Ceux des forains aussi ?
— Non : ceux-là vont à l’école de la ville où ils séjournent et se débrouillent très bien sans nous.
Il grogna dans sa barbe : si la petite noyée avait fréquenté l’école communale, tout le monde le saurait… À moins que les forains ne l’aient gardée au secret, pour une raison inconnue…
— Vous en pensez quoi de Le Guillou ? reprit-il.
— Bah, fit Saholy : je ne passerais pas la nuit avec lui mais dans son boulot, j’ai connu pire. Dites-moi plutôt ce qui s’est passé exactement…
Il raconta Alice et sa balade à vélo, le 4 × 4 aux vitres teintées, la fillette endormie, son signalement dans le journal après la noyade, ses réticences à en faire part à Ledu qui, en décrédibilisant son témoignage, trouverait l’occasion de laver la réputation de son fils…
Saholy hochait la tête, ses meurtrières braquées sur lui : ça faisait quand même beaucoup pour une petite ville comme Montfort…
— J’avoue avoir du mal à croire à votre histoire, dit-elle.
— Ce n’est pas la mienne, c’est celle d’Alice. Possible que Le Guillou lui ait fait des avances, ou ait cherché à abuser d’Alice quand elle était au foyer ?
— Le Guillou… (Saholy secouait sa tignasse compressée sous le bonnet.) Non. Non : il est beaucoup trop carriériste pour prendre ce risque… Et vous imaginez bien que les directeurs de foyer sont en première ligne. Non…
Le Guillou pédophile, elle n’y croyait pas.
— Il travaille depuis longtemps dans ce foyer ? poursuivit Mc Cash.
— Environ deux ans. Je venais d’obtenir mon poste. Je crois me rappeler qu’il a aussi travaillé en Roumanie comme éducateur avec les enfants des rues… Ça ne veut pas dire qu’il se comportait mal avec eux, au contraire.
Ça restait à prouver. Mc Cash changea son fusil d’épaule :
— Vous avez trouvé une famille d’accueil à Alice, n’est-ce pas ? Elle a réagi comment à la mort de sa mère ?
— Vous connaissez des enfants qui n’aiment pas leur mère ? railla-t-elle.
— Je ne connais pas d’enfants.
— Vous devez être malheureux.
— Moins que ces gosses, on dirait. Alors ? La mort de sa mère, ça ne l’aurait pas un peu détraquée ?
— Alice est une enfant imaginative mais équilibrée : elle ne déraille pas, comme vous dites. Sa situation actuelle est vraiment une succession de malchances…
Un vent glacial balayait le jardin de mousse. S’échappant alors de sa prothèse, une larme mourut gelée sur sa joue. Il l’écrasa quand même.
— Si vous n’allez pas voir les gendarmes, conclut Saholy, c’est votre affaire, pas la mienne. Moi j’ai un jardin d’hiver à finir…
Il vit les paquets de graines dans l’allée et les roches pleines de mousse qui accueilleraient bientôt une fontaine.
— Vous aimez ça, le jardinage ?
Elle décrotta ses vieilles godasses à l’aide de la bêche :
— C’est mieux que la télé.
— Vous devez vous ennuyer.
— Pas le moins du monde. Mais quand ça m’arrive, je mets quelqu’un dans mon lit, et puis ça passe. Et vous, vous vivez seul dans les bois ?
— Je vous en pose des questions ?
— Vous n’avez pas arrêté.
— Ça n’avait rien de personnel.
— C’est moche.
— Ah ?
— Vous avez une imagination de caillou ou quoi ? !
Il sourit un peu. Elle lui plaisait bien avec sa gueule de Mescaleros.
Il pensa au directeur du foyer, à ses antécédents en Roumanie…
— Le Guillou, on le trouve où ?
— Oh ! (Elle regarda sa montre.) Il doit encore être au foyer…
— Un jour de Noël ?
— Surtout un jour de Noël…
Mc Cash serra la main qu’elle lui tendait : Saholy le chassait de ses yeux d’ébène mais au bout de ses mitaines, ses doigts étaient brûlants.
— Tenez-moi au courant, dit-elle. Dans son genre, Alice est une fille assez exceptionnelle…
Il opina, pensif — c’était les mots mêmes de Carole.
Sur le tapis de mousse, la bruine avait fait des bouquets d’eau.
La neige de la veille s’était réfugiée dans les fossés. Alice marchait, les mains enfoncées dans les poches de son anorak. Elle avait le cœur lourd et ce n’était pas les Plabennec qui pourraient l’aider. Bien sûr ils étaient gentils et compensaient leur stérilité chromosomique en accueillant des enfants abandonnés, mais chez eux la télé était allumée en permanence et on mangeait devant le journal plutôt que de discuter — bref, rien à voir avec sa mère.
Alice avait vite compris que les Plabennec n’étaient qu’une étape : elle grandirait. Elle s’en irait. Peut-être même qu’elle serait heureuse. Certes, elle était un peu en retard avec les garçons, on ne pouvait pas être bonne partout… En attendant, du haut de ses rêves, elle aurait voulu des animaux en pagaille, de toutes les couleurs, une meilleure copine qui ne partait pas en vacances en la laissant en carafe au moment où elle se sentait la plus seule au monde, et puis un manteau neuf tant qu’on y était — le bleu qu’elle portait était tellement passé qu’on l’aurait dit disparu au loin… Elle aurait surtout voulu revoir sa mère, entendre ses mots rassurants, sentir son odeur de sable, ses caresses de lynx…
Alice arrivait au Cosec, le lieu de rendez-vous des jeunes en mal de vacances : ils y faisaient du sport, y papotaient surtout, les plus téméraires s’en allaient fumer derrière les sapins, les autres en profitaient pour s’y peloter. C’est là qu’Alice s’était fait coincer par Damien : il l’avait attrapée par le poignet et, sous prétexte que les autres faisaient pareil, il l’avait forcée à l’embrasser. Après une brève résistance, elle s’était laissé faire, pour qu’il la lâche. Le fils Ledu commençait à lui laver la bouche avec sa langue quand elle s’était jetée en arrière, dans les sapins. Alice avait réussi à filer mais depuis ce jour le fils du gendarme lui faisait peur, et son espèce de show manqué l’autre jour à la sortie de l’école lui rappelait qu’entre cible et victime, la limite était mince. Alice avait essayé d’en parler à son père, qui était aussi leur entraîneur de tennis en bénévole, mais Ledu l’avait plus ou moins traitée de menteuse. Sa mère étant malade, elle avait laissé tomber…
Personne devant la salle de sport : la gamine battit des mains dans ses gants de laine, comme si le sang n’y circulait plus. Intuition féminine ou sixième sens, elle se tourna vers la route et aperçut la BM bleue pleine de boue garée un peu plus loin, celle de l’ancien policier, qui lui fit signe… Elle trottina vers la route, son sac à l’épaule.
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