— Au fait, comment va ton œil aujourd’hui?
— Comme hier, répondit Mc Cash.
— Tant mieux. Tu l’as perdu il y a longtemps?
— Mon œil? Oui. Il y a longtemps.
— Comment?
— Un coup de crosse, bougonna-t-il, à Belfast. Un soldat anglais.
— Tu fricotais avec l’IRA?
— Non. Mais c’est vrai que Bobby Sands avait du cran, et que Thatcher a toujours été une rascasse.
— Une rascasse?
— Le poisson moche. Ils étaient de la même famille.
— Je ne savais pas.
— Si, si…
Difficile de savoir s’il était sérieux.
— Et ça t’est venu quand l’idée du bandeau? relança Stavros.
— Dès la sortie du coma. Quitte à être défiguré, autant faire diversion. Après je m’y suis habitué, c’était trop tard.
— Jamais essayé, le bandeau, songea le Grec à voix haute. En tout cas, même amochée, ta prothèse est plus réussie que la mienne, ironisa-t-il.
C’est vrai qu’elle se voyait comme le feu dans la cheminée. Ça n’avait pas l’air de le tourmenter.
— Et toi, fit Mc Cash, tu l’as perdu comment?
— À la fin de la dictature. J’avais vingt et un ans.
— La police politique?
— Non, une bouteille de champagne volée par une copine pour fêter la chute des militaires, répondit Stavros. L’économie était exsangue, c’était la première fois qu’on buvait du champagne, on ne s’est pas méfiés du bouchon. Ma prothèse date de cette époque. Vu l’état de la médecine après sept ans de dictature, ils auraient pu colorier une boule de billard ça aurait fait le même effet!
*
La nuit dormait sur l’océan lorsqu’ils atteignirent Astipalea. Le port des ferrys, à l’extérieur de la ville, était silencieux à cette heure. Soûlée de houle, une quinzaine de personnes descendit la passerelle. Stavros et Mc Cash guettèrent les ombres sur les quais sans détecter aucune présence suspecte. Prévenu de leur arrivée, un des deux taxis de l’île attendait sur le parking.
— Je faisais des nuits blanches avec tes livres, maintenant c’est avec toi! fit Katerina en calant leurs bagages dans le coffre de sa Renault.
— Tu as fait comme je t’ai dit?
— Ouuiii, feignit-elle de s’agacer. Personne ne sait que je suis venue te chercher au ferry. Pourquoi tu es parti sans prévenir?
— Pour mieux revenir en douce, s’amusa Stavros.
— C’est absurde ce que tu dis.
Katerina et Stavros se connaissaient depuis trente ans, quand il avait acheté une maison sur l’île où il venait passer ses premières vacances. Le chauffeur de taxi avait la cinquantaine tonitruante, parlait un anglais minimal et vivait toute l’année à Chora, le village principal de l’île. Comme on lui posait la question, Katerina confirma qu’un groupe d’une trentaine de réfugiés était arrivé il y a un mois, ceux dont il était censé s’occuper. Heureusement, d’autres gens avaient pris le relais pour les aider. Les réfugiés, principalement des hommes, avaient séjourné deux semaines sur place, le temps d’être pris en charge par les services sanitaires avant d’être envoyés à Athènes, où le HCR enregistrait leurs demandes d’asile.
— Il n’y avait pas de femmes avec eux? demanda Stavros.
— Si, si, répondit Katerina: une femme assez âgée avec ses petits-enfants, et une autre avec deux bébés, tous les trois très malades.
— Ils n’ont rien dit au sujet des passeurs?
— Non… C’est l’omerta, tu sais.
Les ruelles du village étaient si étroites et escarpées qu’ils finirent le chemin à pied, leur sac à l’épaule. La maison de Stavros se tenait perchée contre la falaise, au pied d’un château médiéval dont on devinait les ruines éclairées. Mc Cash investit le logement du rez-de-chaussée et s’endormit aussitôt, éreinté par la traversée, les bières et les analgésiques.
C’est en se réveillant le matin qu’il découvrit son terrain de chasse.
*
Un monument aux morts de la Seconde Guerre mondiale trônait sur la place centrale de Chora, sans noms des victimes: l’île ayant déjà été annexée par Mussolini, personne n’était tombé au champ d’honneur mais le cœur y était. Les gens d’Astipalea étaient des rigolos dans leur genre: ils avaient par exemple coulé au canon un bateau français qui leur venait en aide lors de la guerre d’Indépendance dans les années 1830. Pour s’excuser, on avait dressé une stèle pour les malheureux qui avaient voulu combattre à leurs côtés.
La terre ici était sèche, aride, la culture limitée à quelques arbres fruitiers et aux fêtes de village qui rythmaient l’été. L’antique forteresse faisait d’Astipalea une sentinelle face aux invasions turques, «Castelo» en ruine mais point culminant de l’île, autour duquel les maisons s’étaient agglutinées pour former la petite ville de Chora — mille âmes en hiver, le triple en été.
La terrasse de Stavros donnait sur quelques toits sans voisins et la mer tout là-bas, qui dandinait son écume dans la baie. Mc Cash but un premier café à l’ombre des plantes grasses. Le logement du rez-de-chaussée était équipé d’une petite cuisine, avec une chambre cachée derrière un grand rideau, un salon aux murs de pierre joliment décoré et une petite salle de bains. Les pièces étaient fraîches, avec un taux d’humidité qu’elles devaient à l’ancien puits, toujours situé dans un coin du salon — un couvercle en bois surmonté d’une grosse jarre en bloquait l’accès mais une eau saumâtre clapotait encore au fond du trou. Il avait pris une douche, changé son pansement, avant de rejoindre Stavros pour le petit déjeuner.
Leur temps d’action serait limité avant que son retour ne soit éventé, surtout si l’ancien éditeur se promenait dans les rues en plein jour. Quant à une éventuelle aide de la police, il n’y avait que deux hommes sur l’île. Stavros raconta qu’un yacht s’était amarré l’été précédent dans une baie interdite au mouillage, avec des Russes qui mettaient leur sono à fond sur le pont. Les deux policiers avaient voulu intervenir après les plaintes des baigneurs, mais les Russes étaient si avinés qu’ils n’avaient pas osé les déranger et avaient finalement rebroussé chemin.
— Des types dangereux, commenta Mc Cash dans son café.
— Les Russes oui, peut-être, s’amusa le Grec.
L’ex-flic comptait louer une voiture pour leurs déplacements. Première excursion: la baie de Zafeiri où accostaient les réfugiés. Presque toutes les activités se concentraient au sud, les commerces, les ports, le tourisme, raison pour laquelle les migrants débarquaient sur la côte nord, isolée. D’après Stavros, il n’y avait que des hameaux et de la caillasse par là-bas. Les deux hommes ne savaient pas si les naufragées du voilier étaient bien à Astipalea où les passeurs les tenaient séquestrées, mais ils y trouveraient peut-être un indice qui les mènerait sur leur piste.
— Je te rejoins devant l’agence de location, lança Stavros alors que Mc Cash achevait son café. Il vaut mieux qu’on ne nous voie pas ensemble.
Située au cœur du Castelo, l’église immaculée de Chora dominait la baie d’Astipalea. Il était midi passé, la chaleur avait chassé les promeneurs vers les ruines de la forteresse. Quelques chats se dérangèrent à la vue du grand borgne qui, réfugié derrière ses lunettes noires, descendait la ruelle. Peintures blanches, volets bleus réglementaires, fleurs et orangers embaumant les lieux: Mc Cash traversait une carte postale. Des poulpes suspendus aux terrasses des restaurants séchaient au soleil de midi, qui confinait les rares touristes à une douce torpeur. Une longue volée de marches le mena au petit port de pêche.
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