— Vous venez jouer? demanda le plus aimable.
— C’est un casino, non?
— Oui, mais il ferme bientôt.
— On m’a dit ça, oui. Je suis en vacances dans le coin et accro aux jeux, ajouta-t-il. C’est pour ça que je me fixe toujours une heure autour des tables, pas une minute de plus, que je gagne ou que je perde.
Il passa devant les types de la sécurité, sentit leurs regards dans son dos. Un sol de marbre blanc menait à la réception, elle aussi désertée. Il y avait un ascenseur au fond du hall mais aucun escalier. Une femme l’accueillit, tailleur strict et cheveux noirs attachés. La brune souriait pour la forme, visiblement peu inspirée par l’allure du client. Elle posa quelques questions auxquelles il répondit de manière évasive — un simple vacancier accro au jeu. Mc Cash laissa l’empreinte de sa carte bleue, pria pour que sa banque ne bloque pas l’opération, respira quand la fille fit glisser une pile de jetons rouges sur le comptoir.
— Prenez l’ascenseur, c’est au premier, indiqua-t-elle. Bonne chance, monsieur, ajouta-t-elle sans y croire.
Suivant ses recommandations, il grimpa à l’unique étage. Une double porte de bois verni donnait accès à la salle de jeu. Black-jack, roulette, poker, personnel en tenue réglementaire, musique lounge à peine audible, bar à cocktails, il y avait les ingrédients habituels d’un casino mais peu de monde autour des tables. Une dizaine de clients paressaient devant les tapis verts, tous masculins. Moyenne d’âge cinquante ans, blazer et chemise blanche majoritaires, peaux tannées par le soleil. Certains lui adressèrent un regard transparent. La plupart se contentaient de jeter les jetons au hasard des feutres, trompant l’ennui à coups de mises corsées.
Mc Cash observa les lieux, ne vit aucune ouverture sur l’extérieur susceptible de distraire les joueurs. Un barman secouait un shaker derrière un comptoir surmonté de verres, non loin d’un lourd rideau bordeaux — était-ce un mur aveugle ou une autre salle? Un type costaud rôdait à proximité de la tenture, chargé de la sécurité sans doute, surveillant l’assemblée d’un œil morne. Mc Cash prit bientôt place à la roulette, où deux joueurs conversaient en grec. Beaucoup de jetons sur le tapis, peu d’enthousiasme en retour malgré les efforts du croupier. Mc Cash se mit bien avec le personnel en offrant un de ses jetons, laissa la bille tourner sur la roulette.
Sa pile paraissait ridicule face aux monticules des deux Grecs. Mise minimum, cent euros. Il posa un jeton sur le noir pendant que les autres dispersaient leurs plaques, poursuivit son inspection visuelle. Il y avait une porte au fond de la salle, probablement le bureau du boss. La berline qui prenait la poussière dehors ne pouvait pas transporter tous les clients présents ici, ils venaient donc de la baie, des bateaux, se rendant dans la salle de jeu par une autre entrée.
— Rien ne va plus!
Mc Cash gagna deux fois sa mise, la perdit cinq fois, regagna un peu, perdit encore, tenta le tout pour le tout sur le 7, vit le 38 sortir sous l’œil impassible du croupier. En vingt minutes, il avait liquidé les mille euros qu’il n’avait pas, et les deux Grecs avec qui il avait essayé de nouer une conversation en anglais l’avaient envoyé sur les roses.
Le borgne pestait dans sa barbe lorsque, quittant la table de black-jack, un client ventripotent se dirigea vers la tenture bordeaux. Le type qui surveillait les tables le devança, sembla échanger quelques mots, ouvrit un pan du rideau et le laissa retomber derrière lui… Mc Cash se tourna vers le croupier qui ramassait les mises sur le tapis vert, désigna la tenture près du bar à cocktails.
— Il y a une autre salle de jeu? demanda-t-il benoîtement.
— Non, monsieur.
— Et derrière ce rideau?
— C’est privé. Réservé aux clients de l’hôtel.
— Ah! On peut voir les suites?
— Non, monsieur, tout est plein.
— Depuis longtemps?
— Oh! oui, sans doute. Ce n’est pas moi qui m’en occupe.
— Qui alors?
— Je ne sais pas, monsieur. Il faut voir à la réception mais je crains que tout ne soit réservé plusieurs mois à l’avance.
Un homme sortit alors de la porte au fond de la salle, un grand type baraqué en sportswear qui traversa la pièce sans un regard pour les clients attablés. Mc Cash attendit qu’il passe devant lui, laissa les joueurs à la roulette et le suivit vers la sortie. Il appela l’ascenseur, snoba le joueur du dimanche qui venait dans son dos. Mc Cash le jaugea brièvement. Un mètre quatre-vingt-dix, comme lui, mais le teint basané et une tête étonnamment petite pour la montagne de muscles qu’on devinait sous le sweat. Les deux hommes se dévisagèrent brièvement dans la cabine d’ascenseur. Aucune tension particulière, plutôt de l’indifférence derrière les lunettes noires. Mc Cash le laissa passer le premier dans le hall, tripota son smartphone sous le regard de la réceptionniste. Le colosse se dirigea vers une porte, au-delà des plantes vertes: « Private only ».
Il salua la brune au comptoir de la réception, sortit par la porte principale. Les deux hommes sur le perron avaient disparu. Personne non plus sur le parking, et le garde à la barrière était trop loin pour le voir. Mc Cash longea le bâtiment. Il y avait un garage un peu plus loin, aux portes métalliques fermées, près des logements des employés. Le ciel tombait au-dessus des toits. Il se glissa le long du mur d’enceinte et soudain se figea, alerté par le bruit d’une ouverture automatique.
Il reflua contre le mur, sur le qui-vive. Un, deux, puis trois véhicules sortirent du garage, avec chacun deux hommes à bord.
Des pick-up.
*
Varon Basha avait à peine eu le temps d’interroger les naufragées qui, après un périple interminable, venaient enfin d’arriver. Un nouveau groupe de migrants débarquait ce soir et, depuis la mort de son frère, le chef du clan s’occupait lui-même de la logistique. Les mains rivées au volant du pick-up, Varon Basha bouillait à l’idée d’entendre le récit de ces petites putes… Kerouan s’imaginait quoi? Qu’après ce qui s’était passé, il allait les laisser filer sur son voilier en toute impunité? Le dernier qui avait cherché à rouler Varon Basha comptait les anémones au fond d’un récif, sa femme avait subi tous les outrages sous les yeux de ses enfants, ses amis même chiaient de peur à l’évocation de son nom.
Après les armes et la drogue, le trafic d’êtres humains était le plus lucratif, un marché de dix milliards de dollars par an. L’État islamique et les guerres du Moyen-Orient avaient fait monter les chiffres. À l’inverse de la plupart de ses hommes, Varon Basha était allé à l’université et avait des idées précises sur la question. L’immigration choisie était une connerie d’Occidentaux protectionnistes et couards: l’homme migre, c’est dans sa nature, et rien ni personne ne pouvait l’en empêcher. Il suffisait de voir les noyés dans la Méditerranée.
Varon Basha avait quitté la fac de Tirana au début des années deux mille pour intégrer le réseau de son oncle, Samir, qui avait une boutique de téléphones à Istanbul, le centre de triage du trafic humain mondial. Un petit entrepreneur, l’oncle Samir, qui gérait les appels des passeurs et l’accueil des migrants. L’hébergement était sommaire, le stress incessant pour ceux qui attendaient le bateau ou le camion qui les emmènerait loin, vers cette Europe fantasmée sur laquelle ils avaient tout misé. Mille euros le transit. Diplômé de communication et d’informatique, plus doué, plus rapide, et surtout plus déterminé, Varon Basha n’avait pas tardé à reléguer son oncle aux tâches obscures — comme le logement des migrants en transit justement — pour prendre sa place.
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