Il ne pensait plus à sa fille laissée en Bretagne, à ses blessures qui le tiraillaient. Même sa prothèse à l’air libre ne lui faisait plus rien. Les pick-up disparus dans les collines, il avait retrouvé Stavros chez le vieux couple et depuis ne desserrait plus les dents.
Un endroit retiré dans le nord de l’île accessible par la mer, un acheteur fantôme qui laissait à l’abandon le seul restaurant du hameau voisin, un hôtel-casino qui embauchait des étrangers pour la construction et les services, limitait l’accès terrestre pour mieux privatiser la baie et accueillir les yachts de passage, une baie non loin où des clandestins débarquaient de nuit, maintenant des pick-up: Angélique et les réfugiées étaient là, dans le casino.
On les maintenait prisonnières dans une suite, un sous-sol, une pièce isolée ou le garage, mais Angélique était là, quelque part. Et il n’y avait qu’un moyen de s’introduire dans l’hôtel-casino: se faire passer pour un client, en braquant un des yachts qui mouillaient dans la baie.
— C’est quand même risqué, avait estimé Stavros. Les nababs doivent avoir des gardes ou des gens armés sur le bateau.
— Tu préfères quoi, qu’on débarque déguisés en vieilles putes?
Le Grec avait obtempéré, il était même partant. Mc Cash commençait à bien l’aimer, à croire que tous les borgnes avaient une âme pirate, et au point où ils en étaient, c’était trop tard pour reculer.
Le mari d’Argyro avait prêté sa barque à moteur, des habits de pêche et un panier de langoustes fraîchement retirées des casiers que Stavros avait payées un bon prix pour les dédommager. Stavros avait raison, son plan était foutrement hasardeux mais les deux hommes se taisaient en embarquant sur la coque de noix. Le ciel tombait sur la baie lorsqu’ils démarrèrent le petit moteur. La barque n’était pas très stable sous le clapotis, heureusement Stavros savait naviguer. La lune pointait dans le ciel éteint, la façade ouest de l’hôtel-casino se profilait à mesure qu’ils approchaient du mouillage. Mc Cash fixait sa cible dans la nuit: le yacht qui venait de jeter l’ancre.
Ils dépassèrent une superbe goélette à deux mâts et se dirigèrent vers la bouée où stationnait le Sea Horse . Occupés à mettre un zodiac à l’eau, les marins ne prirent pas garde au petit bateau de pêche qui s’amarra à couple. Revêtus d’une brassière et d’un bob usé par les intempéries, les deux hommes firent illusion; Stavros s’adressa aux marins en grec, désigna les langoustes qui étiraient leurs pattes dans le panier d’osier.
— Toutes fraîches! plaida-t-il.
— Cassez-vous, OK?
Les membres de l’équipage dédaignèrent ceux qu’ils prenaient pour des pêcheurs locaux, affairés au treuillage de l’annexe. Mc Cash en profita pour s’accrocher au bastingage et grimper à bord. Il tira la lame cachée sous sa brassière, attrapa le petit barbu torse nu qui sortait de la cabine.
— Hey!
— Un geste et je lui tranche la gorge, menaça Mc Cash. Finissez d’amarrer le zodiac et restez où vous êtes.
Les marins ne comprirent pas tout de suite ce qui se passait, c’est en voyant la pointe effilée contre l’œsophage du boss qu’ils se figèrent. Stavros avait déjà grimpé sur le pont. Le barbu était vêtu d’un pantalon de toile et ne portait pas d’arme.
— Tu fais une grave erreur, souffla-t-il.
— Ta gueule. Va voir s’il y a d’autres hommes à l’intérieur, lança-t-il à Stavros. Vous, sortez les pare-battage des coffres, les bouts, tout ce qui traîne dans le coffre. Vite!
Mc Cash enfonça la lame plus précisément dans la glotte, provoquant une volée de jurons qui fit son effet; une dizaine de gros boudins de plastique atterrit bientôt sur le sol en teck du pont inférieur.
— Maintenant videz vos poches et glissez-vous dans les coffres, ordonna-t-il. Dépêchez-vous!
Leur patron n’eut pas besoin de les motiver; les deux marins s’entassèrent tant bien que mal dans l’espace exigu réservé aux pare-battage, grognèrent avec véhémence quand Mc Cash boucla les coffres sur eux. Un instant libre de ses mouvements, le barbu voulut le frapper par-derrière mais il était trop lent, prévisible: un atémi à la gorge le stoppa net.
— Viens par là, abruti, siffla Mc Cash en le poussant vers la cabine.
Stavros apparut alors qu’il reprenait péniblement son souffle, le buste incliné en se tenant la gorge.
— Personne, annonça le Grec. Et les placards sont vides.
Mc Cash avait tiré les rideaux de la pièce, d’un luxe ordinaire pour ce type de navire, avec du bois d’acajou et de longs canapés en cuir face à un écran plat extralarge. Le barbu avait la quarantaine, le nez épaté et un regard d’élan face à l’ours.
— Ton nom?
— Tu ne sais pas à qui tu te frottes, dit-il sur le ton de la menace.
— Je t’ai demandé ton nom, pas de faire des commentaires.
— Ektor Kanis.
— Ce yacht est à toi?
— Non. Non, je l’ai loué.
— À qui?
— Une… une agence du Pirée.
— Pourquoi il n’y a pas d’employés sur ton bateau?
Ektor fixa le grand borgne.
— Qu’est-ce que vous voulez? De l’argent?
— Réponds à ma question: si tu étais un nabab en croisière dans les îles, il y aurait des vêtements dans les placards, un cuisinier, une femme de chambre. Qu’est-ce que tu fais ici avec ces deux marins?
— Vous feriez mieux de déguerpir.
— Je n’ai pas de temps à perdre, Ektor, renvoya-t-il, le couteau à la main: tu sais quoi de cet hôtel-casino?
— Rien. J’ai une chambre réservée, c’est tout.
Pupilles dilatées, rougeur inopinée, pas difficile de voir que ce type mentait. Mc Cash le plaqua d’une main contre la paroi de la cabine, de l’autre pointa la lame du couteau sous sa paupière.
— Parle avant que je te crève un œil. Je sais qu’il y a des filles dans ce putain d’hôtel, un trafic de réfugiées dont le réseau appartient à Varon Basha. Tu travailles pour lui?
— Non…
— Pour qui?!
Un filet de sang perla sous la paupière.
— Son frère! s’écria Ektor. Alzan Basha! C’est pour lui que je travaille!
— Continue.
— Alzan… C’est lui qui gérait les transferts.
— Pourquoi tu parles de lui au passé?
— Parce qu’il… parce qu’il a été tué. Je ne sais pas comment, ni par qui. Juste que son frère a repris le business en main. C’est lui qui m’a dit de venir chercher la cargaison.
— Les réfugiées qu’on trie en arrivant sur l’île?
— Oui.
— Quand, ce soir?
— Oui.
— Explique.
— Je dois transférer les filles au Pirée et les remettre à un intermédiaire qui m’attend à quai. Mon rôle s’arrête là.
— Elles deviennent quoi après, ces filles?
— Je ne sais pas. Les cellules sont étanches, ajouta-t-il en louchant sur le couteau. C’est la vérité.
Sans doute. Mc Cash ne relâcha pas la pression sous sa paupière.
— Tu as déjà vu Varon Basha?
— Non.
— Mais tu es déjà venu ici.
— Oui. Mais je vous l’ai dit, c’est son frère que je rencontrais: Alzan.
Mc Cash jeta un rapide coup d’œil à Stavros, qui suivait l’interrogatoire en silence.
— Les autres bateaux dans la baie, eux aussi sont là pour transférer des réfugiées?
— Je ne sais pas. Il n’y a plus beaucoup de migrants sur les îles. Ils doivent plutôt venir pour le casino, ou l’hôtel.
— Les suites sont à moitié vides mais toutes réservées, ça veut dire quoi?
— C’est pas mon business, assura Ektor.
— Du blanchiment d’argent?
— Peut-être… Je ne sais pas. Pas mon business, répéta-t-il.
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