Des boutiques de souvenirs, un marchand de glaces et d’autres restaurants s’égrainaient le long des quais. De vieux pêcheurs jouaient aux cartes. Face au commissariat de police, une Fiat défoncée prenait la poussière. Il passa devant l’unique banque de l’île et entra dans l’agence de location de voitures. Un Kangoo lui échut. Mc Cash sortait du bureau lorsqu’il vit le nom de Marie-Anne s’afficher sur l’écran de son smartphone. Il hésita une seconde, décrocha.
La sœur de Marco était remontée.
— Putain Mc Cash, j’en ai marre de ta fille: marre, marre! C’est une vraie peste, c’est pas possible!
— Quoi?
— Elle ment tout le temps, s’époumona Marie-Anne au téléphone, n’écoute pas un traître mot de ce que je lui dis, hausse les cils comme une girafe en prenant des airs supérieurs comme si j’étais une demeurée! Elle fait ses coups en douce, vole des trucs à Julie ou à ses copines qui viennent à la maison et continue à mentir quand on la prend la main dans le sac! J’en peux plus, de ta fille, j’en peux plus!
Le borgne grimaça à trois mille kilomètres de là, la main crispée sur le portable. Sa fille, une voleuse. Une menteuse. Une peste pleine de choléra.
— Bon, passe-la-moi, s’irrita-t-il, je vais lui secouer les puces.
— Tu as intérêt! renchérit Marie-Anne. Elle me pourrit la vie, comme si les choses n’étaient pas assez difficiles comme ça! Tous les jours c’est…
Mc Cash éloigna le portable de son oreille. Il n’avait pas envie d’en entendre plus, le ton de Marie-Anne commençait à lui taper sur le système et putain, ce n’était vraiment pas le moment.
— Passe-la-moi, répéta-t-il.
Alice pleurait au téléphone.
— Je te jure, papa, c’est elle qui est folle! chuchotait-elle pour ne pas se faire entendre du dragon. J’ai rien volé à Julie, je te promets!
Qu’elle l’appelle «papa» lui tordait le cœur. Il s’en voulait de n’être pas là pour la défendre ou la houspiller, comme si son rôle de père se réduisait à une fuite en avant. Il n’écouta pas les pleurs contenus au téléphone, ce qu’Alice pouvait dire pour se justifier, il n’entendait que le remords et la culpabilité.
Il noya le poisson, dit à Alice d’obéir à la mère de Julie, qu’il réglerait cette histoire à son retour et raccrocha le cœur lourd.
— Quelque chose qui ne va pas? s’inquiéta Stavros quand il le retrouva devant l’agence de location.
— Non… Non. Allons-y.
*
Des fêtes étaient données tout l’été à Astipalea, parfois sans autres motifs que danser et chanter de vieilles chansons de l’île. Alexi Koulogou, l’ancien maire, n’hésitait pas à ouvrir le bal, mais après sept mandats, il avait pris sa retraite électorale pour se consacrer à ses petits-enfants et à la pêche à la langouste. Un nouveau maire, Victor Kaimaki, s’était fait élire sous l’étiquette de Syriza et cumulait cette fonction avec le poste de président de la région, laquelle regroupait les îles du Dodécanèse. Le maire avait surpris son monde en proposant de creuser un canal pour séparer l’île en deux, afin de faciliter le passage des bateaux pour rejoindre le terminal des ferrys: développement économique, plaidait-il à ses administrés, qui avaient fait bloc pour ajourner le projet.
Mc Cash et Stavros quittèrent Chora sous un soleil de plomb et roulèrent vers la baie de Zafeiri. Une petite bande de terre coupait l’île en deux. La portion de route asphaltée s’arrêtait peu après l’aéroport et le village d’Analipsi, puis une piste menait à quelques villages plus au nord avant de filer à travers des collines désertes. La zone se résumait à une succession de rocs et de terres arides surveillés par quelques oiseaux de proie planant haut dans l’azur.
Stavros portait une curieuse casquette de légionnaire sur la tête pour se protéger du soleil. Si elle masquait en partie son visage, ce n’était pas avec ça qu’il passerait incognito. Mc Cash conduisait, silencieux, l’esprit encore troublé après le coup de fil de tout à l’heure. Pourquoi sa fille faisait-elle des choses pareilles? Il n’avait pas le temps de gérer ce type de problème domestique, encore moins à l’autre bout de l’Europe: une gosse mal élevée, c’est de ça qu’il avait hérité?
Ils roulaient le long des crêtes et n’avaient plus croisé personne depuis le plateau de Kastellanos et son antenne Internet qui reliait l’île au reste du monde. Ils arrivèrent enfin à la baie de Zafeiri, une simple avancée maritime parmi les collines d’arbustes malmenés par le vent. Un sentier caillouteux menait un peu plus bas; le Kangoo rebondit sur les nids-de-poule, maintenant couvert de poussière, et stoppa à mi-chemin. Impossible de descendre jusqu’à la plage de galets où accostaient les clandestins, sinon en empruntant à pied le petit canyon qui serpentait là, invisible depuis la route.
Ils abandonnèrent le véhicule et suivirent le sentier emprunté par les réfugiés un mois plus tôt. D’autres migrants arriveraient peut-être bientôt, un rendez-vous nocturne qui pouvait les mener aux passeurs. Les deux borgnes marchaient sous le soleil de midi en quête d’un indice, peinaient devant les reliefs que leur œil appréhendait mal. Stavros soufflait sous le soleil. La sueur gouttait le long de ses tempes malgré sa casquette de protection, un sourire crispé sur son visage rougi. Un passage abrupt nécessitait l’aide d’une corde pour descendre en rappel, fixée à un rocher — sans doute par les passeurs. Le Grec laissa Mc Cash descendre seul les quelques mètres en rappel.
— Je t’attends là! fit-il, s’éventant avec sa casquette.
— Feignasse.
Le canyon était silencieux, à peine perturbé par la brise chaude de midi. Mc Cash eut une impression étrange en se glissant dans les méandres. Il s’arrêta plusieurs fois, à l’écoute de la nature et des roches, sans comprendre ce qui clochait. Il atteignit la plage de galets dix minutes plus tard, les bras éraflés par les épineux. La baie de Zafeiri était vide, hormis quelques oiseaux au vol hiératique. Il avait trouvé un couteau tout à l’heure sur le chemin, probablement perdu par un réfugié — «Mustapha» était grossièrement gravé sur le manche. Mc Cash marcha le long du rivage, tomba sur quelques emballages plastique, les vestiges d’un feu qui lui aussi datait. Rien qui pourrait augurer l’arrivée imminente d’un bateau.
Il remontait vers le petit canyon quand son instinct l’alerta. Ce léger éboulement un peu plus haut sur la gauche: il y avait une présence, là, quelque part. Animale ou humaine? Mc Cash gravit les premiers contreforts de la colline, dépassa la zone d’éboulement et profita d’un espace entre les épineux pour bifurquer subitement vers la gauche. L’homme qui l’épiait depuis tout à l’heure paniqua; se sentant pris au piège, il sortit des fourrés, dévala la pente à découvert et se trouva bloqué au sommet du rocher qui surplombait la plage. Trois mètres le séparaient du sol, hérissé de cailloux.
— Hey, arrête-toi! dit-il en anglais.
Le jeune homme hésita à sauter. Une cheville brisée et tout était fini. Mc Cash s’approcha, présentant les mains en signe de paix.
— Je suis un ami. N’aie pas peur, je ne te veux pas de mal.
Le type faisait un peu peine à voir avec ses tennis fatiguées, ses traits creusés et son visage mal rasé; un clandestin d’après la peur qui gravitait dans son regard. Il semblait comprendre ce que Mc Cash disait.
— Je cherche une amie réfugiée, fit celui-ci en restant à distance. Une femme qui a débarqué dans la baie il y a un mois. J’ai un ami grec un peu plus haut dans le canyon, qui aide les migrants.
Читать дальше