Il pouvait comprendre Angélique mais pas la logistique déployée par les mafieux, ni la valeur particulière de ces migrantes. D’après Fatou, il y avait Zeïnabou, une Somalienne de vingt ans enlevée et revendue à des trafiquants du Yémen qui l’avaient torturée pour demander une rançon à sa famille, bien trop pauvre pour s’en acquitter, et qui avait réussi à s’enfuir avant qu’ils ne la tuent. Lamya et Saadia, deux jeunes Syriennes d’Alep, étaient restées traumatisées par les barils de poudre lâchés sur les marchés par les hélicoptères de Bachar, et ne parlaient que l’arabe. Leïla venait du nord de l’Irak, une chiite chassée par l’État islamique. Son petit ami était sur un des pick-up et n’avait rien pu faire quand on les avait séparés. Il y avait deux mineures, l’une d’Érythrée, l’autre afghane, et enfin Samia, la plus âgée du groupe, une yézidie architecte de trente-trois ans qui avait tout perdu avec l’avancée de Daech sur Mossoul. Son mari avait été exécuté aussitôt, ses enfants étaient morts de soif et d’épuisement lors des marches forcées vers les centres de Tell Afar, où les femmes étaient plusieurs fois revendues sur les marchés de l’horreur, mais Samia avait réussi à s’échapper.
Des histoires banales, épouvantables, qui ne devaient pas émouvoir les passeurs… Comme le borgne l’invitait à poursuivre, Fatou raconta leur fuite et le naufrage au large de l’Espagne, des trémolos d’effroi dans la voix.
Ça n’avait d’abord été qu’un point lumineux à l’ouest, loin devant, mais dix minutes plus tard, les lumières étaient plus nombreuses, plus proches. Un gros bâtiment, d’après Marco. Eux approchaient de Gibraltar, un goulet où les bateaux passaient en file indienne sur des dizaines de milles, une zone dangereuse d’après le skipper. Le navire marchand avançait à toute vapeur dans leur direction. Il n’était plus qu’à un demi-mille, en plein dans leur trajectoire, aveugle. Marco avait viré de bord pour l’éviter mais le cargo, qui n’était plus qu’à deux cents mètres, lui avait pris la moitié du vent; ils s’étaient dégagés à petite vitesse, visant la poupe pour éviter la collision, s’étaient crus sauvés quand une détonation avait percé la nuit, suivie de plusieurs autres. On leur tirait dessus, des balles de gros calibre qui faisaient mouche à chaque impact. Ils entendaient les projectiles s’acharner, un tir en rafale qui détruisait tout sur son passage, plaquant les passagers sur le pont. Un filin avait cédé sous la pression du mât endommagé, qui commençait à plier.
La panique avait gagné les réfugiées, effrayées par la vision du navire à l’approche. Enfin le mât du voilier s’était brisé, plongeant dans l’eau noire avant de s’accrocher à la surface, retenu par les filins d’acier. Marco et Angélique paraient au plus pressé, criant des invectives pour que les femmes se réfugient dans la cabine, tâchaient de détacher bouts et câbles, mais le cargo se rapprochait encore. Il n’était plus qu’à cinquante mètres: le Jasper .
Fatou n’avait jamais vu pareil spectacle. Formant une digue artificielle en pleine mer, le cargo se laissait dériver vers eux, impuissants. Il n’était plus qu’à dix mètres lorsqu’une voix métallique leur avait hurlé de couper les moteurs. On allait leur jeter des filins pour les hisser à bord. Un premier cordage avait atterri sur le pont. Une silhouette les tenait en joue, tout là-haut, armée d’un fusil à lunette de visée infrarouge. Marco avait accroché les naufragées. La coque du bâtiment n’était plus qu’à trois mètres du voilier, menaçant de les broyer. Les marins avaient alors hissé les premières réfugiées et ça avait été un carnage: les femmes s’étaient cruellement râpées contre la coque alourdie de mucus de gorgones. Fatou était la dernière réfugiée sur le pont. La muraille d’acier oscillait dangereusement au-dessus d’eux, avant qu’un premier choc ne fasse vaciller l’épave. Marco avait fini de harnacher Fatou et Angélique, qui se tenaient désespérément au bastingage, avant que les marins du Jasper ne les hissent dans les airs. Elle s’était brisé la hanche contre la coque. On l’avait tirée sur le pont du cargo, souffrant le martyre, Angélique aussi avait été propulsée, mais Marco n’avait pas pris le filin qu’on lui jetait.
— Pourquoi? demanda Mc Cash.
— Je ne sais pas. Il s’est brièvement engueulé avec Angélique sur le pont, au moment de s’accrocher… Les marins l’ont abandonné à son sort.
Le capitaine refusait de quitter le navire: une attitude qui collait bien au personnage.
— Tu as vu l’épave du voilier?
— Elle a été aspirée sous la coque… Broyée par les hélices, quand ils ont remis les moteurs… Je n’ai rien vu, j’étais allongée sur le pont avec ma hanche blessée, c’est Angélique qui m’a raconté.
Un voile tomba sur le visage de Mc Cash. Marco… Marco-le-dingue.
— Après ça, on nous a enfermées dans une cale, poursuivit Fatou, où ils nous ont soignées avec les moyens du bord. Autant dire pas grand-chose. Plusieurs filles s’étaient blessées lors du naufrage… On est restées deux ou trois semaines dans cette maudite cale, en mer puis à terre. On n’a jamais su où.
Brest.
— Qui étaient vos ravisseurs?
— Il y avait un type sur le bateau, répondit Fatou, un homme basané d’une trentaine d’années. Ce n’était pas un marin.
— Berim?
— Oui. Oui, c’est comme ça qu’ils l’appelaient. Il nous a interrogées pour savoir laquelle d’entre nous avait tué le passeur sur l’île. Ça avait l’air important.
— Assez pour pourchasser le meurtrier à travers la Méditerranée?
Elle haussa les épaules.
— Vous avez dit quoi à Berim? continua-t-il.
— Que Marco avait tué le passeur, dans les collines, répondit la Malienne. Angélique allait se trahir mais c’était stupide puisqu’il était déjà mort.
Mc Cash sentait la complicité entre les filles.
— Tu es restée dans les cales du cargo à cause de ta hanche pendant que les autres étaient transférées, poursuivit-il.
— Oui. Le médecin qui est venu nous ausculter a dit aux autres que j’étais intransportable.
— Un médecin grec?
— Je crois.
— Une idée de son nom, ou de la manière dont je pourrais le retrouver?
La jeune femme réfléchit une poignée de secondes, fit une moue négative.
— Qui étaient les autres types, ceux qui sont venus chercher les filles dans la cale?
— Je ne sais pas au juste, mais ils avaient les mêmes sales têtes que le type sur le bateau.
— Berim?
— Oui.
— Ils ont prononcé le nom de Varon Basha?
— Je ne m’en souviens pas.
— Tu sais où ils ont emmené les filles?
Elle secoua de nouveau la tête.
— Non… Non, ils ne l’ont pas dit. Mais c’était deux heures à peine avant que tu me sortes de là…
Les Grecs suivaient le dialogue toujours sans rien comprendre. Il était quatre heures du matin, la fatigue se faisait sentir après l’excitation de l’opération sur le port, mais ils avaient besoin d’infos avant d’amener la jeune rescapée à l’hôpital. Kostas s’en chargerait, demain, en attendant, qu’elle se repose. Les trois hommes se retirèrent dans la cuisine, partagèrent un verre de vin pour se remettre.
Jusqu’à présent, Mc Cash ne songeait qu’à tirer Angélique de ce guêpier sans se soucier des dommages collatéraux. Le récit de Fatou cependant l’avait impressionné, et touché. Plus qu’il ne l’imaginait. Cette femme avait enduré le pire que pouvait vivre un être humain, tout en gardant un moral et une attitude de combattante. Vu par les yeux d’Angélique, le sauvetage de ces femmes justifiait tous les risques courus. Restait à savoir ce qu’elles étaient devenues.
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