Mc Cash avait passé un marché avec le capitaine du Jasper : pas un mot sur la fusillade dans le cargo en échange de leur silence sur son implication dans le naufrage et la séquestration des réfugiées. L’officier avait juré ne pas savoir où «les Albanais» (c’était le terme qu’il avait fini par utiliser) emmenaient les filles mais Mc Cash se doutait qu’il préviendrait Zamiakis, l’armateur, voire Varon Basha.
— Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant? demanda Stavros.
— Me rendre à Astipalea. Tout vient de là-bas. Fatou n’a pas su me dire pourquoi les passeurs les triaient mais si ces fumiers gardaient seulement les femmes jeunes, il doit y avoir une raison.
Les trois hommes se turent. Prostitution, esclavage, vente à la découpe, toutes les options étaient sordides.
— Je viens avec toi, annonça Stavros. Je connais Astipalea comme ma poche et les gens qui pourront nous aider.
— Les passeurs te recherchent aussi, objecta Mc Cash.
— Tu as vu comment nos déguisements ont blousé les marins? ironisa le Grec. Il faudra être plus malin qu’eux. De toute façon, sans moi tu n’as aucune chance de retrouver Angélique.
Mc Cash eut un rictus mauvais. Toujours ces instincts nihilistes, loin, si loin de sa fille. Il ne voulait pas y penser. Plus y penser. Pas maintenant.
Quinze heures de navigation séparaient Athènes d’Astipalea, première île du Dodécanèse après les Cyclades. Le ferry en partance du Pirée privilégiant l’escale sur l’île de Paros, où le gros des estivants étrangers descendait, le terminus au port d’Astipalea était programmé à trois heures du matin — un horaire d’arrivée indécent pour la population locale essentiellement grecque, mais qui se souciait de cette île perdue? Si cette arrivée tardive leur permettrait de débarquer incognito, Mc Cash se sentait mal à l’aise dans ce grand short ridicule, son tee-shirt «I Love Athens» et ses tennis. Ne manquait plus qu’un bob pour qu’il se jette à la mer. Stavros aussi avait revêtu l’attirail du touriste moyen, les tongs en plus.
Enfin, partis plus tôt du Pirée, les deux hommes partagèrent quelques bières sur le pont du navire. Kostas avait amené Fatou à l’hôpital le matin même, où le personnel médical l’avait aussitôt prise en charge. Les radios confirmant une fracture du bassin, elle était sur la table d’opération. Stavros avait rassuré la jeune Malienne sur son avenir: l’ONG où il travaillait l’aiderait à faire une demande d’asile quand elle serait remise. Mc Cash se souciait plus de Zamiakis et Varon Basha, qui devaient être au courant de la fusillade sur le cargo. L’Irlandais avait parlé dans sa langue paternelle avec le capitaine: feraient-ils le rapprochement avec le borgne qui avait liquidé les trois marins sur le port de Brest? Qui d’autre que lui pouvait être sur leur piste?
Le temps de retour au beau fixe, Stavros et Mc Cash décapsulèrent leurs bières en commentant les révélations de Kostas après sa visite chez le juge anticorruption.
Outre l’implication d’un mafieux albanais dans l’échiquier politico-financier, ces opérations de brigandage en col blanc ne surprenaient personne. La corruption était institutionnelle en Grèce, du moins plus voyante que chez ses voisins, et le déficit abyssal. La population teutonne avait subi un véritable lavage de cerveau pour justifier envers les Grecs la curée que l’ancien Reich n’avait pas subie après-guerre, lorsque la même Europe avait permis le «miracle allemand» dans les années cinquante, effaçant purement et simplement la dette.
— Là encore, c’est deux poids, deux mesures, observa Stavros, qui avait payé les pots cassés.
Mc Cash opina, l’œil sur les vagues bleues qui ondulaient sous la houle.
— Que veux-tu, dit-il, tout le monde s’en fout des Grecs: vous n’avez envahi personne depuis l’Antiquité. On a couvert les Allemands de dettes après la boucherie de 14, et au final c’est nous qui l’avons payé cher. Si vous faisiez peur, ce serait autre chose, mais c’est pas avec trois olives, une danse à deux balles et du tzatziki que vous allez faire la loi en Europe.
— Hé hé.
— L’Allemagne transfère vos richesses chez elle pour se rembourser de vos impayés. Ils vous ont pris pour des voleurs, alors ils vous volent. C’est clair, il ne faut pas déconner avec ces types-là.
Stavros décapsula une nouvelle bière, qu’il tendit à son compère borgne.
— Tu ne serais pas un peu antiallemand?
— Pas du tout, certifia Mc Cash: je serais plutôt antitout, ça n’a rien à voir avec les Schpountz. Bien que je n’aie jamais couché avec une grande blonde qui disait Jawohl , ajouta-t-il. Et toi?
— Moi non plus, avoua le sexagénaire. Enfin, juste une fois, Petra, une Hollandaise en vacances sur les îles, une grande brune de dix-huit ans, très jolie, mais c’était il y a longtemps, ça ne compte plus vraiment. Et puis, ce n’était pas vraiment une Schpountz, comme tu dis.
Ils buvaient pour passer le temps du voyage, l’occasion de se connaître un peu mieux.
Éditeur, Stavros Landis avait mis la clé sous la porte en 2015 quand, lors du bras de fer qui opposait Syriza à la Commission européenne, la troïka avait gelé les importations de papier. Sans production à venir, incapable de réimprimer les ouvrages qui se vendaient, Calypso n’avait pas survécu aux mesures d’austérité. Stavros avait été contraint de licencier ses amis, écœuré par tant de lâcheté et de mauvaise foi, avait cessé de soutenir ce gouvernement qui avait fini par céder à tout, ravalé la déprime qui avait suivi sur la petite île d’Astipalea où il avait une maison, et concassé sa colère en aidant les réfugiés qui y accostaient. En contact avec Solidarité populaire, Stavros gérait leur séjour sur place, en général une vingtaine de jours, avant que les services sanitaires appelés à la rescousse ne transfèrent les demandeurs d’asile vers la capitale.
Impliqué comme Kostas depuis un demi-siècle dans l’avenir de son pays, Stavros avait connu tous les politiciens de gauche aujourd’hui au gouvernement, il les avait vus grandir, le Premier ministre comme les autres. Les idées foisonnaient à la chute des colonels, on rêvait de reconstruire la démocratie, de la réinventer puisqu’elle était née ici, à Athènes, mais le jeu du pouvoir et les alliances douteuses avaient broyé les meilleures intentions.
— Il ne reste que les nuls à Syriza, dit-il, péremptoire.
— Vous avez quand même essayé de résister, non?
— Tu penses à Varoufakis, l’ancien ministre de l’Économie? Ah, notre Narcisse national! s’esclaffa-t-il. Oui, il a fait son petit numéro devant la troïka avant de démissionner et quitter le gouvernement. Depuis il fait payer cher ses conférences à travers le monde: la critique de la mondialisation est un marché porteur. Non, ce qui est dramatique, poursuivit Stavros, c’est que gauche ou pas, trop d’entreprises d’État ne délivrent aucun service digne de ce nom, comme l’électricité ou les transports. Elles servent juste à donner des postes aux partisans du gouvernement élu, de préférence bien rémunérés et pas trop fatigants.
Mc Cash pensait au Taiped, l’organisme chargé de liquider les actifs publics.
— Je croyais que le gouvernement grec bradait les services publics au privé?
— Oui. Tout en perdant leur poste, railla Stavros: ça montre bien la nullité des gens dont je te parle!
Les embruns balayaient le pont quand ils entamèrent leur troisième bière. Mc Cash comprenait qu’il se soit vite entendu avec Marco. Stavros était un pirate à sa manière et, comme lui, se retrouvait impliqué jusqu’au cou.
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