La Grèce n’étant pas à un paradoxe près, Sophia Felidis, avocate et pasionaria communiste du gouvernement Syriza, s’était chargée de défendre les accusés avec l’appui de son mari, un des ténors du barreau d’Athènes. Après quelques mois de préventive, les trois Albanais avaient été expulsés de Grèce sans être plus inquiétés.
Le couple d’avocats n’en était pas à son premier coup d’éclat puisque leur cabinet s’était spécialisé dans la défense de personnes particulièrement retorses — incestes, viols, crimes — ou médiatiquement connues, moyennant de généreux émoluments. Deux fois membre du gouvernement Syriza, Sophia Felidis avait nommé Yanis Angelopoulos à la tête du Taiped.
Un nid de vipères, qui laissait Mc Cash de glace. Basha et Zamiakis avaient monté une opération conjointe pour intercepter le voilier de Marco: cela seul comptait. Et son instinct lui disait qu’Angélique était parmi les fugitives, dans ce putain de cargo.
Il ne savait pas que le Jasper arrivait plus tôt que prévu.
Tout se précipitait mais Mc Cash avait déjà réfléchi à la question.
— Je vais avoir besoin de toi, Stavros.
— Pourquoi?
— J’ai un plan pour monter à bord du Jasper .
— Ah oui? C’est quoi?
— Un plan à la con.
Les ombres lugubres des porte-conteneurs se dessinaient dans la nuit. Mc Cash enfila un grand sweat noir à capuche, fourra le passe-montagne dans la poche et partit en éclaireur pendant que Stavros peaufinait son déguisement. Le port du Pirée était désert à cette heure, les hangars comme des masses sombres sous le ciel sans lune. Il avait plu tout à l’heure, une violente averse qui en augurait d’autres — il suffisait de sentir l’air électrique dans ses poumons.
C’était la première fois depuis la perte de son œil qu’il évoluait sans bandeau ou lunettes pour cacher sa prothèse. La sensation était étrange mais il n’y avait personne le long des quais et la nuit s’en foutait. Il revêtit le passe-montagne à l’approche du port de commerce, longea les grues en sommeil et les murs des hangars qui le cachaient des rares lumières, puis se blottit dans l’ombre: le Jasper était là, contre le quai 6. La passerelle était gardée par deux silhouettes, qui faisaient face à un impressionnant empilement de conteneurs. Des marins.
A priori aucune caméra de surveillance.
Contournant le cargo, Mc Cash inspecta les rares bureaux présents de ce côté des docks, les entrées et les angles des entrepôts, sans détecter d’autres mouchards panoptiques. Il revint sur ses pas, ruminant ses pensées anxiogènes, ôta le passe-montagne à hauteur de la voiture de Kostas. Quelques gouttes commençaient à tomber, accentuant l’impression de déshérence. Mc Cash ouvrit la portière quand il sentit une présence dans son dos: il fit aussitôt volte-face, arma son poing tendu prêt à frapper et soudain se rétracta.
— Tu as de bons réflexes pour un vieux, fit Stavros en sortant de son angle mort.
Le borgne ramassa les clés tombées à terre, sans un mot. Son cœur ravalait des K-O — bon Dieu, il avait failli le tuer…
— Qu’est-ce que tu foutais? lui lança-t-il.
— Je faisais quelques pas pour m’habituer aux talons. Alors, ça se présente comment?
— Les quais sont déserts, fit Mc Cash en régulant son souffle. Mais il y a deux types qui gardent l’accès à la passerelle.
— Mm…
Il jaugea le Grec dans l’obscurité des hangars. Stavros portait une robe aux tons fuchsia qui avait appartenu à la mère de Kostas, heureusement fort imposante, et un imperméable en vinyle noir brillant qui dévoilaient ses jambes poilues malgré les bas résille, ainsi qu’une paire d’escarpins achetée dans une boutique de fripes.
— Tu as vraiment l’air d’une grosse pute, fit Mc Cash.
— Merci.
Le maquillage était au diapason, outrancier, franchement moche, soulignant un peu plus la présence incongrue de son œil de verre.
— Tu ressembles quand même plus à un débile qu’à un trav.
— Tu m’as dit «aguichant», releva Stavros, qui avait mis du temps à harmoniser son accoutrement. Au pire, ils me prendront pour un vieux mousse.
— Ouais, s’ils ont pris de l’acide.
Le Grec ricana pour évacuer la peur, comme à l’époque.
— Ça me rappelle les fêtes pendant la dictature, dit-il. On faisait vraiment n’importe quoi.
— Tu me raconteras quand on sera avec Angélique. Tu réussis à marcher avec les talons? relança Mc Cash.
— À peu près droit, répondit l’intéressé en visant ses escarpins.
Ils avaient eu du mal à trouver du 43.
— Manquerait plus que tu tombes dans le port.
Stavros souriait dans la semi-obscurité. Il avait toujours rêvé de se déguiser en pute. Il enfila sa perruque, blond platine, repoussa les mèches qui gribouillaient on-ne-sait-quoi sur son visage fardé.
— Ça mériterait une photo, railla Mc Cash.
— L’essentiel est de surprendre les marins, non?
— Pour ça, c’est sûr qu’ils vont être surpris. Bon, tu marches le long des quais sans te rétamer, je m’occupe du reste.
Stavros inclina la tête, à la manière des Grecs, mais il craignait le pire.
*
Deux hommes fumaient devant la passerelle du cargo. Ils se plaignaient du capitaine qui refusait de les libérer malgré le job effectué, près d’un mois qu’ils pourrissaient dans ce rafiot, doutaient des promesses de primes, se disaient qu’eux aussi allaient finir par rouiller le cul incrusté de coquillages s’ils ne dégageaient pas d’ici. Il était tard au bout de l’ennui, l’orage de tout à l’heure les avait rincés, un autre menaçait d’éclater; ils n’étaient plus sortis depuis quinze jours de leur prison flottante, certains d’entre eux avaient eu le droit à une permission exceptionnelle après le transfert des filles — du lest pour calmer les hommes à cran —, il fallait encore les attendre, ces empaffés. Le temps se marchait dessus.
Une silhouette apparut alors au bout du quai.
Ils la virent d’abord de loin, le pas lourd et mal assuré, qui avançait vers eux. Une grande blonde visiblement, qui ne semblait pas avoir été touchée par la grâce. Les marins se redressèrent. La pluie tombait plus dru, résonnait sur les toits des hangars mais la fille paraissait insensible aux éléments, ivre peut-être, revêtue d’un imperméable brillant ouvert et dégoulinant à tous les vents.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc? glapit l’un des types.
Ce n’était pas une femme mais un homme, ou plutôt un travesti grossièrement déguisé. Même pour deux marins réduits à la promiscuité, l’apparition était peu ragoûtante avec son maquillage tapageur et sa démarche de camionneur. Le trav n’était plus qu’à une dizaine de mètres, les talons glissant sur les pavés; il les avait vus aussi mais il prenait son temps, comme s’il était normal d’errer sur les docks en pleine nuit dans cet accoutrement. Si c’était une prostituée que le boss leur envoyait pour se calmer les nerfs, il se fourrait le doigt dans l’œil.
— Qu’est-ce que tu fais là, ma grosse? lança l’un des marins.
Son compère souriait, amusé par cette apparition nocturne — jamais vu une dégaine pareille. Le trav s’arrêta à quelques mètres, sur le quai. Il était vieux malgré le maquillage outrancier, souriant en vain sous le quartier de lune revenu.
— Je cherche de la compagnie, répondit-il avec une voix de fausset.
— Si tu penses à nous, tu risques de finir dans le port avec les poissons! siffla le marin.
— Avec ton talon aiguille dans le cul!
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