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Kostas était une figure de l’opposition clandestine à l’époque des colonels. La démocratie de retour aux affaires, il avait fait scission avec les staliniens du puissant Parti communiste à la fin des années soixante-dix. Fidèles à leur sectarisme, les huiles du parti l’avaient exclu, lui le premier à défier les fascistes, ce qui avait poussé le futur député à graviter dans tous les courants de gauche dont la Grèce se faisait une spécialité. Professeur de droit public, Kostas était devenu juge sous le gouvernement socialiste de Papandhréou avant de regagner l’opposition, échaudé par la dérive fiscale et l’absence d’éthique civile d’une population encouragée à consommer à crédit plutôt qu’à payer taxes et impôts pour la collectivité, ce qui provoquait une fraude généralisée du secteur tertiaire jusqu’aux pompiers qui attendaient l’horaire bonifié des heures supplémentaires pour intervenir en cas d’incendie. Politiciens et financiers tenaient le rôle de souffleurs d’un théâtre d’ombres qui, une fois la lumière revenue, avait laissé la population groggy.
Goldman Sachs avait maquillé l’audit avec l’assentiment du gouvernement grec pour les faire entrer dans l’euro, ils avaient même spéculé contre la monnaie avant qu’on découvre la supercherie, mais aucun délinquant n’avait été inquiété. Lors de la crise des subprimes, les Grecs avaient vu les mêmes cols blancs expliquer qu’ils avaient dû faire face à une fuite en avant — une pyramide de Ponzi —, payer une simple amende avant de devenir conseillers de la Maison-Blanche ou de la Fed. Même le président de la Commission européenne, si intransigeant envers la dette hellénique et les exigences de la troïka (FMI, Union européenne, Banque centrale), avait fini par intégrer la banque qui avait aidé le gouvernement grec à maquiller les comptes.
Deux poids, deux mesures.
Kostas en gardait une furieuse envie d’en découdre, héritage de sa jeunesse révolutionnaire. Aujourd’hui âgé de soixante-douze ans, l’ancien député et magistrat touchait six cents euros de retraite par mois mais ne se plaignait pas: il vivait dans la maison familiale de Kolonaki, près de la colline de Lycabettus et son théâtre antique. Kostas s’était retiré des affaires publiques mais aidait autant que possible les juges les plus honnêtes à coincer les profiteurs de la crise — un vaste chantier qui lui valait une rubrique hebdomadaire dans Efimerida ton sintakton («Le journal des rédacteurs»), un des rares quotidiens indépendants à survivre en ces temps difficiles.
Lancé sur la piste Basha / Zamiakis, Kostas se rendit l’après-midi même chez le juge Stelios Lapavistsas, spécialiste de l’antiblanchiment qui, prévenu par téléphone, trouva un créneau pour le recevoir au palais de justice. Son ami Stavros en danger, Kostas en faisait désormais une affaire personnelle.
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Le soir tombait sur Exarchia lorsque Stavros et Mc Cash retrouvèrent l’impasse de la rue Chersonos. Le propriétaire des lieux venait d’arriver et les attendait, un sac de gambas fraîches et une bouteille de vin sur la table de la cuisine. En se rendant chez le juge Lapavistsas, Kostas n’avait pas perdu son temps.
Une plainte avait été déposée deux ans plus tôt par un groupe d’avocats du Pirée au parquet anticorruption lors de la grande braderie des biens publics. L’enquête menée par le juge Lapavistsas était complexe, typique du brigandage dont étaient victimes les Grecs.
Sommé par la troïka de vendre le plus grand nombre d’entreprises publiques ou parapubliques au privé, l’État avait cédé soixante-sept pour cent des parts de la société du port du Pirée, OLP, au groupe chinois Cosco, et la concession de quatorze aéroports à un consortium privé dominé par l’allemand Fraport. Le Taiped, l’agence grecque supervisant les privatisations, avait négocié l’opération en totale opacité, chargeant le chinois Cosco de reverser un droit de concession de trente-cinq millions d’euros par an à l’OLP grecque, dont les deux tiers seraient désormais versés au propriétaire majoritaire du port: Cosco.
Autrement dit, l’argent passait de la poche droite à la poche gauche du groupe chinois, privant l’État grec des loyers qui lui revenaient au terme de la concession, soit sept cents millions d’euros.
Quant à la vente des aéroports, l’État avait initialement réparti des lots regroupant des installations bénéficiaires et déficitaires, de manière à ce que l’acheteur privé ne se contente pas d’empocher les profits mais qu’il réinvestisse aussi dans les aéroports mal desservis des îles les plus reculées. Refus catégorique de la troïka, en particulier de l’Allemagne, principale créancière de la Grèce, qui avait insisté pour ne privatiser que les pièces de choix. Le Taiped grec choisissant comme «conseiller technique» Lufthansa Consulting, actionnaire de l’allemand Fraport déjà cité, il y avait là tous les ingrédients d’un conflit d’intérêts majeur, en violation de toutes les règles européennes en matière d’appels d’offres.
Couronnant le tout, Fraport se voyait exonéré du paiement des taxes foncières et locales pour ses quatorze aéroports bénéficiaires, pouvait annuler les baux et les contrats des prestataires locaux et redistribuer des licences d’exploitation aux partenaires de son choix sans verser un centime de dédommagements aux restaurateurs, commerçants et fournisseurs grecs congédiés, à charge pour l’État d’y pourvoir, tout comme le financement des expertises environnementales pour les extensions des aéroports et d’hypothétiques découvertes archéologiques susceptibles de retarder les chantiers.
Le pillage caractérisé du pays ne s’arrêtait pas là. Six membres du Taiped chargés de liquider les biens publics, inculpés pour avoir sous-estimé à hauteur de cinq cent quatre-vingts millions d’euros un lot de vingt-huit bâtiments publics au bénéfice de banques et instituts financiers, venaient d’être relaxés: en effet, l’Eurogroup menaçait de suspendre une nouvelle tranche de prêt de sept milliards et demi d’euros à la Grèce si les poursuites judiciaires pour «abus criminels de biens sociaux» n’étaient pas suspendues.
Mais le magistrat n’avait pas lâché l’affaire.
Lapavistsas connaissait les noms des contrevenants: parmi eux figurait Yanis Angelopoulos, le président du Taiped qui avait signé la cession du port du Pirée au géant chinois Cosco, un proche d’Alex Zamiakis qui en avait profité pour revendre ses parts, à haute valeur ajoutée, pots-de-vin et commissions occultes disparaissant des transactions, de toute façon opaques.
Voilà où en était l’enquête du juge anticorruption lorsque Kostas avait débarqué dans son bureau.
Un simple coup de fil à un collègue du palais de justice avait confirmé leurs soupçons. Varon Basha était bien de nationalité albanaise, fiché par Europol, le Centre européen de lutte contre le trafic de migrants. Homme d’affaires dont plusieurs entreprises avaient pignon sur rue à Istanbul, Varon Basha était soupçonné d’être le chef d’un vaste réseau d’immigration clandestine en Méditerranée. L’argent de la corruption rendait l’Albanais insaisissable mais son ombre planait sur une affaire de meurtre impliquant des ressortissants de son pays lors d’échauffourées entre anarchistes et nazis d’Aube dorée l’année passée: un Pakistanais avait été battu à mort dans la rue par trois Albanais résidant en Turquie, manifestement des hommes de main mafieux payés par le parti nazi pour semer la terreur sans impliquer leurs cadres, déjà mouillés dans trop d’affaires. L’un de ces malfrats s’appelait Alzan Basha, un des frères de Varon.
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