— Maintenant fini de rire, siffla-t-il au visage du septuagénaire. Il y a un bol sale dans l’évier, le tien est sous ton nez, ça sent l’eau de toilette et tu sors du lit la gueule enfarinée: où est Stavros?
— Hey!
Kostas chercha à se dégager mais la brute lui broyait les os.
— OÙ EST-IL?!
Le Grec grimaça sur sa chaise, les lèvres pincées.
— Ici, fit une voix dans son dos.
*
Primo Levi en parlait dans Si c’est un homme : à Auschwitz, quand il fallait se partager des bouts de lacets sous les coups de crosse des SS et les aboiements des chiens, les plus solidaires étaient les Grecs.
Le père de Kostas n’avait pas connu les camps de la mort mais il avait caché des Juifs pendant la guerre, par devoir — sa famille n’en connaissait aucun. Leur maison sur la colline ne valait pas cher mais la mère de Kostas la tenait impeccablement et trouvait toujours de quoi nourrir les enfants. Son mari n’avait pas rejoint le maquis, il était maçon et se contentait d’aider les Juifs persécutés. Une famille entière avait vécu derrière la cloison de la cuisine, construite par ses soins, qui les séparait du poulailler. La période la plus noire avait duré tout le siège de Stalingrad, quand les Allemands avaient littéralement vidé les maisons des Grecs pour alimenter le front russe en nourriture et biens de première nécessité: des dizaines de milliers d’Athéniens étaient morts de faim avant la libération par les Alliés, un génocide méconnu auquel la famille de Kostas avait survécu à coups de privations, de débrouille, et de peur d’être découverts. Les soldats allemands qui étaient venus fouiller la maison n’y avaient vu que du feu, comme la police des colonels vingt ans plus tard, lorsque Stavros y avait installé son imprimerie clandestine.
Stavros Landis avait commencé sa carrière d’éditeur en imprimant des tracts contre la dictature militaire, d’autres jeunes comme Kostas les collaient sur les murs de la capitale. Maoïstes, trotskistes, staliniens, guévaristes, anarchistes, chaque cellule résistante refusait tout contact avec les autres groupuscules: interdiction formelle de flirter ou d’échanger son numéro de téléphone, ce qui aurait pu la trahir en cas d’arrestation par la police politique. Cela n’avait pas empêché Stavros, vingt ans et encore ses deux yeux, de séduire une jeune fanatique du Petit Livre rouge qui, avec lui, en avait vu de toutes les couleurs.
La maison de Kostas ne servait pas seulement à stocker le papier et les tracts, elle servait aussi de nid d’amour pour les agents provocateurs. La petite copine de Stavros avait ainsi rappliqué chez lui une fois, persuadée que son jeune don Juan couchait là avec une autre: les adultères en herbe avaient juste eu le temps de se cacher derrière la cloison pendant que Kostas offrait le café à la copine attitrée, doublement trompée.
Les deux hommes plaisantaient encore au souvenir de ces années folles. La police des colonels ne risquait plus de faire une descente à l’improviste mais Kostas avait gardé de vieux réflexes au cas où, de nouveau, les choses tourneraient mal. Il n’avait pas tort.
Stavros Landis était là, quarante ans plus tard, brun, massif, repoussant la cloison secrète de cette même cuisine.
— Tu peux te détendre, dit-il à l’attention du FrancoIrlandais.
Mc Cash relâcha le poignet martyrisé de Kostas, dévisageant l’invité surprise qui surgissait de nulle part. Stavros Landis, un mètre quatre-vingts, pas un cheveu blanc, un ventre gourmand et une allure tranquille, presque sereine, malgré l’œil de verre qui dérangeait son regard.
— J’ai entendu votre conversation au sujet de Marco et Angélique, dit-il. Tu es quoi, de la police?
— Non. Mais je l’ai été…
Kostas massa son poignet en maugréant, prépara un nouveau café pendant que les borgnes s’expliquaient à la table de la cuisine.
— La sœur d’Angélique m’a vendu la mèche au sujet des réfugiées, maugréa Mc Cash. Maintenant tu vas tout me raconter; dans les détails…
Stavros Landis donnait un coup de main comme bénévole à Solidarité populaire, une ONG partenaire locale du Secours populaire français, en lien avec le HCR (l’agence des Nations unies pour les réfugiés) d’Athènes et, selon la saison, sur l’île grecque d’Astipalea où il passait ses étés. Les réfugiés étaient des milliers à bouchonner en Grèce, pris au piège des barbelés qu’on dressait en Europe centrale pour les empêcher d’avancer, et il en arrivait tous les jours malgré le barrage turc, fuyant les guerres, la mort ou l’esclavage.
Mis en contact par un ami commun de MSF, Stavros avait rencontré Angélique et Marco dans un bar d’Athènes et, après quelques verres, écouté le plan insensé des deux Français: rapatrier des réfugiés en voilier jusqu’en Bretagne.
Angélique et Marco se fichaient du côté illégal de l’entreprise, ils avaient de l’argent, un bateau bientôt à disposition au Pirée, une structure en Bretagne pour accueillir les clandestins et leur offrir un avenir: il ne restait qu’à trouver les candidats à l’exil. Une dizaine de personnes, c’était l’occupation maximale sur le voilier. Un sauvetage à la mesure de leurs moyens.
Trouver des réfugiés n’était pas un problème: Stavros avait une maison à Astipalea où des dizaines d’entre eux accostaient tous les mois, il connaissait même la plage où ils débarquaient de nuit. Les remonter jusqu’en France s’avérerait en revanche plus ardu. Il devait y avoir au moins trois mille milles nautiques et la Méditerranée n’était pas toujours une partie de plaisir, sans parler du goulot de Gibraltar et de la baston du golfe de Gascogne, mais Marco n’était pas un plaisancier du dimanche.
Amoureux de la mer — il pilotait même parfois le bateau pour touristes qui faisait le tour de son île —, Stavros avait écouté Marco lui raconter sa première course, à l’âge de quatorze ans, la fameuse Fastnet de 1979 qui avait essuyé une des pires tempêtes jamais enregistrées sur la zone. Affrontant des vagues de vingt mètres et des vents de cent cinquante kilomètres-heure, plusieurs bateaux avaient chaviré en mer d’Irlande, causant la mort de quinze marins. Marco s’était retrouvé en perdition avec un autre gamin de son âge et le propriétaire du voilier, d’une quarantaine d’années. Celui-ci, épouvanté par les murs d’eau qui ébranlaient leur coque de noix, était devenu fou: brossée par des lames dantesques, leur embarcation avait fait trois «trois cent soixante», un tour complet sur elle-même, tandis qu’ils restaient enfermés dans la cabine en priant pour que la tempête passe. Mais elle ne passait pas. Les deux ados avaient été obligés d’attacher le seul adulte à bord sur sa bannette, avec les bouts qui traînaient dans la cabine, avant d’être sauvés miraculeusement. Un baptême du feu partagé avec un copain qui, passé pro des années plus tard, l’entraînerait dans ses courses autour du monde.
Marco avait passé tous les caps et avait une équipière de choc pour gérer la logistique, Angélique.
Convaincu, Stavros avait insisté pour payer la dernière tournée. Il avait connu la dictature des colonels, les magouilles de la démocratie, la crise financière: leur projet était un peu fou mais l’aventure le tentait.
Trois mois plus tard, Marco et Angélique avaient équipé le Class 40 au port du Pirée, bourrant chaque recoin du bateau en nourriture, eau, matériel médical de première nécessité, avant de rallier par la mer l’île d’Astipalea. Un tour de chauffe en Méditerranée et l’occasion de prendre le pouls du voilier — d’après l’avocat, le Class 40 était une bombe comparé au Pongo amarré au ponton d’Audierne. Ils étaient arrivés sur l’île fouettés d’embruns, radieux, déterminés. Stavros les attendait au port de Chora.
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