Il pénétra à l’intérieur, les sens aiguisés par l’afflux d’adrénaline. La torche de son smartphone actionnée, il découvrit un bureau foutraque, avec des piles de manuscrits et de papiers jaunis portant le logo Calypso, puis des tiroirs à terre, leur contenu vidé sur le sol. Même les 33 tours gisaient sur les tomettes… D’autres étaient passés là avant lui. Que cherchaient-ils? Landis? Quoi encore?
L’ex-flic passa dans l’autre pièce, une petite cuisine avec toilettes, rebroussa chemin et grimpa l’escalier. La chambre aussi avait été fouillée: matelas, draps, placards, étagères, table de nuit, tout était sens dessus dessous. Mc Cash sonda le sol, ne décela que des objets ou livres jetés là. Aucune trace de lutte ou de sang sur les tomettes byzantines. Si Landis avait été enlevé, les ravisseurs n’auraient pas fouillé la maison de fond en comble. Il redescendit vers le bureau de l’éditeur et la cuisine adjacente, trouva un sous-bock au nom de Blue Fox, et une pochette d’allumettes estampillée Rhinokéros. Le premier lieu, un club, avait fermé six mois plus tôt d’après les infos de son smartphone. Le second était un bar du quartier branché sur le rock indé, qui rappelait les 33 de Fugazzi et Shellac répandus sur le sol.
*
La rue Ippokratous traversait le quartier de Kolonaki qui bordait Exarchia. Mc Cash remonta la colline, l’adrénaline contrant les effets des analgésiques. Beaucoup de bars dans le coin, de lumières rouges et tamisées où les gens s’acharnaient à oublier les mauvaises nouvelles quotidiennes. Deux heures sonnaient quelque part lorsque le borgne poussa la porte du Rhinokéros.
Une population de tous les âges s’épanchait au-dessus d’un verre, en majorité des trentenaires tatoués des deux sexes, dans une ambiance éthylique amicale.
Ayant vécu des années à Brest, Mc Cash savait déceler à la seconde le bar où les soûlards vous tombent dessus comme des mouches à emmerde. Lou Reed, Debbie Harry, Bowie, Nick Cave, Joe Strummer, les visages des icônes se reflétaient dans les miroirs plaqués sur les murs. Une jeune brune en jean moulant alignait les cocktails sur un long comptoir de bois verni, un tee-shirt «Desobey» sur ses fines épaules. Des mâles aux cheveux bouclés faisaient les paons sur les tabourets, certains fumaient, un DJ surfait sur son ordinateur, casque à l’oreille. On passait de l’électro, principalement issu de la French touch post-Daft Punk, de la pop guimauve pour Mc Cash, qui se rangea au bout du comptoir.
Il but un verre à l’ombre des spots qui inondaient le zinc, près de la pompe à bière. La jolie barmaid pencha un verre sous la source à houblon, le salua et constata que l’homme au bandeau ne parlait pas grec. Dimitra avait un master de philo mais comprenait la langue de Shakespeare.
— Stavros n’est pas là?
— Stavros? Ben non, tu vois…
— Je suis un ami.
— Contente de le savoir.
— Tu l’as vu ces temps-ci?
— Je croyais que c’était toi, son ami?
L’accent de la barmaid était moins vif que son esprit, mais la voix qui susurrait en français depuis les enceintes rendait le dialogue laborieux.
— Stavros ne répond plus au téléphone depuis quelques jours, relança Mc Cash: je m’inquiète un peu.
— Je ne l’ai pas vu depuis au moins trois semaines, lâcha Dimitra en relevant la pompe à bière.
Cela correspondait plus ou moins à la date du naufrage. La petite brune servit le demi qu’elle avait entre les mains, prit une autre commande. Mc Cash fuma en observant la foule, des habitués d’après leur façon d’être, attendit que la fille revienne à la source.
— Tu ne sais pas si quelqu’un ici peut me renseigner à son sujet?
— Essaie Pirros, le DJ. C’est un de ses anciens auteurs, répondit Dimitra avant d’embarquer ses bières.
Le style musical changea — un remix de Radiohead qui sonnait comme du Trent Reznor. Mc Cash profita du moment pour aborder le DJ, sympathique et disert. Stavros Landis avait en effet publié son premier (et dernier) roman quatre ans plus tôt, mais avec la crise Pirros avait dû réintégrer l’appartement familial et oublier ses rêves d’écrivain. Il faisait depuis des extras dans les bars de nuit d’Athènes, parfois à Corfou ou sur les îles quand il avait un contrat. Pirros confirma qu’il croisait souvent son ancien éditeur au Rhinokéros, seul ou accompagné, que cela n’était pas arrivé depuis des semaines mais que Mc Cash n’était pas le premier à le chercher.
— Qui d’autre?
— Deux types, répondit le DJ au-dessus de sa console.
— Quel genre de types?
— Pas le genre de Stavros.
— C’est-à-dire?
— Costauds, pas très aimables… Entre Dark Vador et Aube dorée, exagéra l’écrivain au chômage.
— Ils sont passés quand, ces joyeux drilles?
— La semaine dernière je crois.
— Écoute, fit Mc Cash en se penchant vers Pirros, je crois que Stavros est dans une sale affaire et qu’il a besoin de mon aide. Tu connais le nom d’un de ses proches, quelqu’un de confiance qui pourrait m’aider?
Pirros aplatit un vinyle, lança un morceau de Sonic Youth en shuntant le précédent.
— Kostas, dit-il. Un ancien juge devenu député de gauche. Lui aussi vient boire un verre de temps en temps. Il habite un peu plus haut, vers Lycabettus.
Un des parcs du centre-ville, juché sur une colline verdoyante…
Mc Cash avait négocié un découvert de mille euros avec sa banque à Brest, de quoi payer le billet d’avion et les frais; il laissa un billet de vingt au jeune DJ et vida les lieux. Il était trois heures du matin lorsqu’il regagna sa chambre d’hôtel. Les antalgiques mêlés à l’alcool l’avaient mis K-O mais il avait une piste.
Il s’endormit comme on se noie en pensant à Marco, Angélique, sa fille, les vivants et les morts dans le même sac jeté au fond d’un puits — lui.
— Comment ça va?
— Bah, bof…
— Comment ça, bof?
— Bah. Je préférais la vieille en chignon de la Baie des Trépassés.
— Quoi, Julie n’est pas sympa avec toi?
— Si, si…
— Alors qu’est-ce qui ne va pas? s’enquit son père.
— Bah…
— Arrête de dire «bah». C’est qui, Marie-Anne?
— Elle est un peu tendue quand même.
— Son frère est mort, il y a de quoi.
— Oui… Mais il y a un drôle de climat dans la maison.
— C’est ça la Bretagne.
Alice n’avait pas envie de plaisanter.
— C’est quoi le problème?
— Elle est toujours après nous, dit-elle, à critiquer tout ce qu’on fait.
— Et vous faites quoi?
— Rien!
— Eh bien faites quelque chose.
— C’est pas ça, on fait des trucs, mais c’est jamais comme il faut.
— Je comprends rien à ton histoire.
Alice boudait à l’autre bout des ondes.
— Tu reviens quand?
— Bientôt.
— Tu es où, là?
— À droite, à gauche. Je ne peux pas t’en dire plus. Mais si tu veux me faciliter la vie, tâche de t’entendre avec tout le monde d’ici à mon retour. C’est une question de jours.
— Combien?
— J’en sais rien, ma petite bête, ça dépend de ce que je trouve.
Alice marqua un silence. Ce n’était pas fréquent chez lui, les petits noms d’animaux.
— Et j’aurai un chat? embraya-t-elle.
— Tu ne perds pas le nord, toi.
— C’est toi qui me l’as promis.
— On verra ça en rentrant. Promis, il répéta.
— Bon…
— Je te tiens au courant, abrégea-t-il.
— Ne m’oublie pas.
— Je n’ai que toi, ça ne risque pas.
— Bisous alors.
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