— C’est ça, bisous…
Mc Cash coupa son portable, entre deux eaux. C’était la première fois qu’il appelait pour prendre des nouvelles de sa fille et ça n’avait pas l’air d’aller fort à Plougonvelin. Il se faisait du souci pour elle, si loin, si seule… Et il n’aimait pas trop cette idée. Mc Cash n’avait pas peur, de rien. Pour avoir peur, il faut avoir quelque chose à perdre et il était trop mal en point pour imaginer la perdre, elle. Sa propre mort ne l’avait jamais angoissé mais si aujourd’hui il venait à disparaître, il laisserait quoi à sa fille? Un découvert à la banque dans un monde qui ne pensait qu’à compter, des milliardaires élus par des pauvres, des algorithmes, des publicités pour la pâtée pour chien. Déprimant. Plus personne ne voulait du modèle universaliste hérité de la Révolution française, les Lumières s’étaient éteintes sur les peuples qui préféraient acheter des smartphones pendant qu’une minorité faisait payer cher à tous le droit de jouir de leurs privilèges en attendant de muter en sapiens 2.0 . Mc Cash n’avait jamais été de son époque. Ou son époque ne voulait pas de lui. Ça le rendait mauvais, et ce matin n’était pas le bon.
Une brune en minijupe et cheveux roses passa devant la terrasse du Blue Bear, au bras d’une jeune femme à la beauté tout aussi effrontée: elles virent le grand borgne courbé sur son café, échangèrent une grimace de condescendance qui tenait plus de la cruauté, se chuchotèrent quelque chose à l’oreille et s’éclipsèrent au pas de course en riant. Mc Cash maugréa dans la mousse de l’expresso, plongé dans ses abysses — pourquoi les jolies femmes le rendaient-elles si triste? Parce qu’il se sentait vieux ou parce qu’il ne coucherait jamais avec toutes?
Il avait fui la salle de petit déjeuner de l’hôtel — les gens le matin lui semblaient encore plus misérables que le soir, où l’alcool brouillait les pistes — et marché jusqu’aux terrasses du square d’Exarchia un peu plus bas avant d’appeler Alice. Le quartier était calme à cette heure — l’anarchie se levait tard —, les kiosquiers ouvraient à peine. Mc Cash commanda un autre café. Une milice d’extrême gauche avait tué un dealer en pleine rue la semaine précédente, à la kalachnikov, sans que les flics osent intervenir; les toxicos dormant encore sur les trottoirs bombés de graffitis, les vendeurs ambulants en profitaient pour écouler leur camelote aux terrasses des cafés. Mc Cash acheta un briquet à un Africain souriant pour la forme et fuma sa première cigarette de la journée. Il avait mal dormi malgré la fatigue accumulée, rêvé d’Angélique comme on va au bûcher, le cœur brûlant, se demandait toujours si elle vivait encore.
Une sculpture de chérubins barbouillée de rose fluo trônait au centre du square. Un caddie abandonné errait dans le jardin mal entretenu où plantes et arbustes faméliques jouaient des coudes. Mc Cash chassa les idées parasites qui le ramenaient à sa fille, fuma en observant le ballet autour de la petite place. Un pick-up à la décoration surchargée d’icônes en fit le tour, une cage à fauves sur le plateau arrière — une cage dortoir où deux enfants dormaient encore sous des couvertures sales. Des Gitans peut-être, qui s’encageaient la nuit sur leur maison amovible, ou des rescapés de la crise.
Le borgne grimaçait derrière ses lunettes noires quand un fou vint lui parler. Il lui répondit de foutre le camp mais l’autre continua à l’invectiver dans sa langue, sans même lui réclamer la pièce. De guerre lasse, Mc Cash paya les consommations en laissant un pourboire et vida les lieux.
D’après ses infos, l’ami de Stavros habitait le quartier voisin.
*
Son dos blessé le tiraillait, il sentait la sueur couler le long de son tee-shirt. Il était noir, usé, à l’effigie d’un club de rock new-yorkais où il n’avait jamais mis les pieds et qui n’existait plus depuis longtemps. Une image de lui-même, songeait-il.
Mc Cash gravit les trottoirs glissants de Kolonaki jusqu’au numéro 3 de la rue Chersonos, une impasse dont les marches menaient au parc qui dominait la ville. Un parterre foutraque abritait diverses cabanes à chats qui prenaient le frais sous les branches des arbustes. Un grand hêtre montait la garde devant la grille rouillée de la maison, séparée de la ruelle par un mur de béton noirci par la pollution et une vigne vierge elle aussi fatiguée, les feuilles couvertes de poussière. Mc Cash tinta à la cloche, attendit une minute, réitéra son appel.
Un homme apparut enfin dans le jardinet, vêtu d’un pantalon de survêtement et d’un tee-shirt trop large sur un ventre proéminent. Les cheveux blancs tirés en arrière, un regard vif au milieu de rides brunes qui creusaient son visage de vieux loup, Kostas jaugea l’étranger à sa porte. Ce dernier portait un fin bandeau noir à l’œil droit, un tee-shirt CBGB, des chaussures coquées, une veste noire, et se présentait comme un ami de Stavros. Accent anglais parfait. Kostas avait travaillé à l’adhésion à l’Europe, il avait des rudiments de cette langue et se méfiait des inconnus.
— C’est quoi déjà, ton nom?
— Mc Cash.
— Jamais entendu parler.
— Je ne suis pas du genre pipelette.
Le vieil homme émit un petit rire derrière la grille. Le soleil dehors commençait à taper — on prévoyait une grosse chaleur à la radio.
— Je prendrais bien un café, dit Mc Cash, ou n’importe quoi à l’ombre. On crève de chaud dans votre bled.
Kostas consentit à ouvrir la grille, l’invitant à le suivre jusqu’à la maison. Une odeur de pain grillé s’exhalait de la cuisine, à laquelle se mêlait un relent d’après-rasage; il s’assit à la table où l’ancien juge prenait son petit déjeuner, accepta le café encore au chaud.
— Comment tu connais Stavros?
— Par le biais d’un ami français, répondit Mc Cash, Marc Kerouan. Il a acheté un voilier au Pirée le mois dernier, avant de disparaître en mer alors qu’il remontait vers la Bretagne.
— Ah.
— Stavros est une des dernières personnes à l’avoir vu vivant, dit-il, le nez dans la tasse. J’aimerais lui parler mais son téléphone ne répond pas.
Le Grec le sondait de ses yeux caramel.
— Tu as des nouvelles? relança le borgne. On m’a dit que vous étiez amis.
— Je ne connais pas l’emploi du temps de tous mes amis, relativisa Kostas. Qui t’a dit que je pouvais t’aider?
— Pirros, le DJ du Rhinokéros. Il m’a aussi dit que deux types bizarres étaient passés la semaine dernière et demandaient à le voir. Et je pense que ces mêmes types ont saccagé la maison de Stavros.
Une ride plus épaisse coula sur le front de Kostas.
— Comment ça, saccagé?
— Je suis passé chez lui hier soir, dans son ancienne maison d’édition: elle a été fouillée de fond en comble.
Traversant le feuillage du jardin, les rayons du soleil faisaient des ombres chinoises sur le mur de la cuisine. Le Grec hochait la tête sans mot dire; il tartina le pain qui avait refroidi dans l’assiette écaillée.
— Qui me dit que tu n’es pas un des types qui ont foutu le bordel dans sa maison? reprit-il, méfiant.
— Parce que j’ai laissé ma fille en Bretagne pour démêler cette histoire, que Marco était à peu près mon seul ami sur terre et qu’il y avait une femme avec lui sur le voilier quand il a sombré au large d’Alicante, mon ex-femme, et qu’elle est peut-être encore en vie. Si tu sais quelque chose, dis-le-moi.
Les regards des deux hommes se croisèrent.
— Je n’ai pas vu Stavros depuis des semaines, répondit Kostas.
Mc Cash saisit son poignet alors qu’il étalait sa confiture, et le serra fort.
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