— Le programme est très simple, répond le petit vieillard, nous partons immédiatement pour Khunsanghimpur, dans la province de Bandzob.
— En avion ?
— Non : par chemin de fer. Je suis navré de vous infliger ce voyage, mais il est indispensable, ceux de ma secte voulant assister à la démonstration de Mister Monbraque avant que de souscrire à nos accords.
Je toussote.
— Très légitime en effet, dis-je, en me demandant furieusement de quelle démonstration et de quels accords il peut bien s’agir.
Comme je suis ici pour le découvrir, je décide d’attendre la suite des événements.
Le moins qu’on puisse se permettre de dire sur la ligne Bombay-Khunsanghimpur est qu’elle n’est pas piquée des vers.
Mais, comme l’écrirait mon vieux camarade Balzac (dont il serait bon de rafraîchir la mémoire) un peu d’historique tout d’abord.
La province du Bandzob, je le précise à l’intention de ceux qui n’ont ni connaissances géographiques ni Larousse, est située à droite en entrant dans l’Inde, entre les Provinces de Léaupôlsédârsanghor et de Mikélanjmolitor. On y cultive le trèfle à quatre feuilles et la principale industrie du pays est la flûte-pour-charmeur-de-serpents. Quelques temples fameux font de la région un haut lieu touristique. Le plus célèbre, rappelons-le, est celui de Çervlâtrufé dont les deux tiers se trouvent au British Muséum de Londres. C’est dans le temple de Çervlâtrufé qu’on peut admirer la fameuse statue de Férdhinân le taureau sacré (fin du moyen âge, le chef-d’œuvre de l’art cégâlo).
Donc, le train qui mène le voyageur de Bombay à Khunsanghimpur mérite d’être classé monument hystérique. C’est un témoignage ! Une survivance ! Un musée à roulettes !
Qu’il vous suffise de savoir, afin de pouvoir le situer, que seules les premières classes sont pourvues de banquettes (encore celles-ci sont-elles de bois). À partir des secondes, c’est le bivouac pur et simple. Quant aux troisièmes, on y empile les voyageurs comme les rondins dans un bûcher.
Hivy Danhladesh qui ne lésine pas nous a payé des firsts.
Byzance !
— Y a pas de wagon-restaurant ? s’inquiète le Gravos dont la boulimie naturelle est comme stimulée par son simulacre de super-obésité.
— Pour quoi faire ? répond naïvement notre mentor.
La réponse laisse Sa Majesté aphone.
— Ben enfin, y dure combien d’temps, ce voyage ? articule-t-il avec peine et angoisse.
— Huit heures environ, sauf incidents de parcours toujours possibles.
— Et on va manger quoi donc pendant ces huit plombes, Messire Danhladesh ?
— Qu’entendez-vous par « manger » ? questionne le vieillard.
— Comment, ce que j’entends par manger ! Y s’fout de ma fiole, ce tordu ! Manger, ça se passe de commentaire, non ! Miam-miam ! Tortore ! La croque ! La jaffe ! La bouffe ! Le carburant ! Calories very good ! All for the brioche, vieux chnock ! Polka of the mandibules, you pige ? Avec c’te bedaine signée Jumbo, me faut un service après-vente à la hauteur ! J’sus pas venu ici pour becqueter du microbe atrophié. J’ai b’soin de solide, moi. Bien épais. Dodu. Vous comprenez le français ? Bravo : alors bifteck ! Saignant ! J’sus poète, sans un châteaubriant y a plus d’homme !
Une sorte d’inquiétude gagne le sieur Hivy Danhladesh.
— Il a réellement besoin de manger ? me demande-t-il.
— Affirmatif ! réponds-je.
— Beaucoup ?
— Voyez son ventre !
— C’est pour lui une nécessité absolue ?
— Et qui plus est : un sacerdoce.
Le gentil vieillard escalade le marchepied d’un wagon de première.
— Montons, nous aviserons en route.
Naturellement, la chose présente certaines difficultés.
Bérurier se refusant d’entreprendre un voyage de huit heures sans être assuré de pouvoir se nourrir. L’obliger à monter dans ce train est aussi aisé que de forcer un bouvillon à grimper dans le camion d’un boucher.
Je dois sévir pour y parvenir.
Mais j’y parviens !
Le train fait vraiment teuf-teuf, comme dans les dessins animés (mais qui avaient pourtant une âme) du regretté Disney. Et sa locomotive (un oubli des Britanniques qui avaient apporté cette pièce de collection de 1877) pousse des tutuuut (de danseuse). Une populace extravagante s’empile autour de nous. Les wagons comportent des bancs de bois, je vous l’ai dit, qui vont d’un bord à l’autre ; ils ne sont pas carrossés. Ils se composent d’un plateau, avec un toit de toile duquel pend un lambrequin décoloré. Ça ferraille, ça tintinnabule, ça ballotte, ça grince, ça tangue éperdument. Nous sommes jetés l’un contre l’autre. Parfois un coup de frein nous propulse en avant, et on va donner du pif contre les voisins d’en face. Parlons-en de ces voisins ! Ils sont hâves, efflanqués [11] Vous noterez que dans tous les bons livres, consciencieusement écrits, « hâve » et efflanqué » sont deux adjectifs qui marchent de pair.
, émaciés, blafards sous leur peau verte. Leurs yeux leur bouffent la figure. Les hommes portent des turbans, des frocs flottants autour de rien du tout. Les plus vieux ont des colliers de barbe. Les femmes sont en saris colorés et, malgré leur misère, arborent des bijoux clinquants. Toute cette foule croule sous des bagages informes car, chose paradoxale, ce sont toujours les gens démunis qui sont le plus encombrés. Les riches se déplacent avec un attaché-case plein de traveller’s chèques et de cartes de crédit, tandis que les pauvres ne possèdent que ce qu’ils ont et ne s’en séparent point.
Au bout de quelques minutes, tout le monde somnole dans des langueurs infinies. Le peuple hindou a une éternité de sous-nutrition à surmonter. Il est assoupi sur sa faim héréditaire et ne pourra conquérir sa bouftance que lorsqu’il sera mieux nourri, ce qui paraît un petit peu insoluble au départ.
Par moments, le train ahaneur ralentit. La chaleur nous tombe alors sur le poiluchard comme un seau de goudron en fusion. La loco s’époumone dans les rampes. Ses roues patinent. Ses bielles en perdition gueulent au secours ! Mais personne ne leur vient en aide. Un train qui dessert la province du Bandzob, il peut toujours courir pour ce qui est d’être secouru. Tiens, fume ! C’est le cas de le dire…
— Vous n’êtes pas trop dépaysés ? murmure Hivy Danhladesh.
— Pensez-vous ! ricane l’Hargneux, on se croirait dans le métro, sur la ligne Dauphine-Nation. Et, bien entendu, vous n’avez rien à boire non plus ?
— Hélas non, nous sommes très ascétiques, vous savez ! déplore le vieil homme.
— Assez tiques et assez cons, grogne l’Obèse. Quand vous recevez des invités de ma marque, vous pourriez quand même faire un effort, quoi, merde ! Moi, quand j’retourne à Saint-Locdu-le-Vieux, mon pays natal, qu’est pourtant un tout petit bled, tout le monde met les pieds plats dans l’écran.
Il se met à lorgner les paniers qui nous cernent.
— V’z’allez pas me faire croire que ces pèlerins s’sont embarqués sans boustiffe, dites ! Doivent bien avoir un petit quéque chose amusant à se filer dans la pipe, vu que l’air du temps, ici, elle m’a l’air trop cuite, qué calor, mon z’ami !
Tandis qu’il geint, lamente et vitupère, j’entreprends le Vieux. Huit plombes de dur, vous parlez ! Si je n’arrive pas à lui extraire les lombrics du blair pendant cette promenade hautement apéritive, c’est que je suis l’antépénultième des pommes (il restera toujours Béru et Pinuche après moi !).
Avant de le chambrer, je récapitule mentalement les indices déjà mis sur ordinateur.
Hivy Danhladesh appartient à une secte.
Cette secte est sur le point de conclure un accord avec le pseudo Claudius Monbraque.
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