San-Antonio
Berceuse pour Bérurier
À Jean Berthe
ces pages où il est question
d’une autre Berthe.
S.-A.
CHAPITRE PREMIER
Dans lequel il est prouvé que des inséparables se séparent difficilement
J’ai toujours proclamé qu’il existait deux catégories de femmes : celles qu’on a envie d’accrocher à son palmarès ; et puis les autres.
Des autres, je n’ai rien à dire, n’ayant rien à en foutre, comme on dit dans les salons du boulevard Saint-Germain (les mieux achalandés en grammairiens) ; mais il me plairait de subdiviser la première catégorie.
Parmi les nanas qu’on aime à honorer de sa présence, il faut distinguer celles qu’on se farcit sans ostentation, because elles ont une avarie à la coque, et celles qu’au contraire on aime trimbaler dans les lieux surpeuplés, histoire de prouver à ses contemporains qu’on possède du sex-appeal à ne plus savoir où donner de la tête et des jambes.
Wenda, je vous le dis sans plus attendre, appartient à la seconde subdivision de la première catégorie. C’est de l’article de grand luxe, pour l’exportation. La preuve c’est qu’elle a été importée de Russie par son père. L’histoire de M. Fépaloff, je la connais sur l’extrémité du médius, Wenda me la narrant chaque fois qu’elle a bu un whisky de trop. Or, l’une des particularités de ma déesse, qui en possède bien d’autres, c’est précisément de toujours boire un scotch de trop.
Fépaloff, lors de la révolution, eut sa rougeole, comme tout un chacun. Il fit partie du parti, mais en partit quelques années plus tard pour des raisons qui ne sauraient engager que sa responsabilité. Il vint alors en France, pour s’enrôler dans les rangs valeureux des G7 et c’est derrière le drapeau de son compteur qu’il poursuivit la lutte contre le sens giratoire, les piétons téméraires, les conducteurs d’autobus outrecuidants et, plus récemment, contre la vignette.
Pour en revenir à sa fille, et pour y rester — car on y est bien ! — , laissez-moi vous décrire l’objet.
Elle est grande et flexible, avec une taille de guêpe, des balochards surcomprimés, un valseur sculpté-main, des jambes de cover-girls américaines, et un beau visage aux pommettes légèrement accentuées, style Mongole fière. Cheveux blonds, naturellement ; yeux verts, cils en forme de tremplin pour saut à ski, et bouche façon vorace, dessinée et peinte par un artiste lubrique.
Je l’ai connue à la générale de Dans le train c’est meilleur , la pièce à succès de la dernière saison. Mon ex-condisciple et toujours ami Ted Laclasse, le fameux acteur, m’y avait convié et c’est en allant lui serrer la pogne à l’issue du spectacle (après avoir emprunté l’issue de secours) que j’aperçus Wenda pour la première fois dans la loge de Ted.
C’était son amie.
Or, vous le savez : les amies de nos amis sont nos amies. Nous allâmes souper au Porno-Club, la boîte mode (le bœuf du même nom constituant la spécialité principale), nous mangeâmes, bûmes et dansâmes jusqu’à une heure très reculée du matin et Ted Laclasse, fourbu mais triomphant, me demanda de raccompagner Wenda, because cette merveille créchait boulevard Richard-Wallace, c’est-à-dire sur mon chemin.
Fâcheuse imprudence.
Nous n’étions pas à l’Étoile que la fille des steppes avait eu droit à ma première leçon de langues orientales ; à la porte Maillot elle avait déjà dégrafé le sien et ce fut sous les frondaisons automnales du bois of Boulogne qu’elle m’accorda ma feuille de route et tous les visas nécessaires pour que je rencontre Fidel Castro.
Bref, notre aventure dure depuis bientôt six mois et, contrairement à d’habitude, ne me lasse pas. Vous savez pourtant combien je suis versatile !
On se voit une ou deux fois par semaine, quand mon turbin le permet. Et chaque fois ce sont des virouzes à grand rayon d’action dans le gross Paris, avec dîners fins, gorgeons, batifolages homologués sur canapé et défilé aux chandelles.
Ce soir-là, comme je rentre d’une enquête périlleuse, je tube à ma blanche colombe pour lui dire que je suis à sa disposition et lui demander de se mettre à la mienne.
Elle m’assure qu’elle n’attendait que cet instant et nous nous filons rancard.
Je la vois se radiner, deux plombes plus tard, dans un bar discret des Chanzés, froquée façon grand tourisme, et peinte au Ripolin express. Elle porte (avec grâce) une robe blanche qui lui fait une taille comme un anneau de rideau et sur laquelle elle a épinglé une fleur artificielle rouge sang. Ses pompes viennent de chez Durer, de même que le réticule qui leur donne la réplique, et elle tient négligemment sur son bras une cape en peau de rat musclé qu’elle n’a sûrement pas hérité de sa grand-mère.
Notez à son poignet un bracelet en jonc travaillé dans la masse, et vous aurez une idée de la personne. Ajoutez encore, pendant qu’on y est, un parfum inoubliable qui se glisse dans vos narines comme le fils de la maison dans le pageot de la bonniche, et qui vous fait penser à des trucs qui n’ont absolument rien à voir avec le prochain Congrès international de pêche au lancer.
Elle s’annonce vers ma table, de sa démarche flottante, et j’admire si fort cette apparition que je tarde à me lever de mon siège pour lui présenter mes devoirs.
— Bonjour, gazouille Wenda. Je suis en retard ?
Je lui assure que non, bien que je fasse le poireau depuis une heure d’au moins soixante minutes.
Elle pose sur la banquette son Capital et je lui saisis la main avec intérêt.
— Scotch ? je questionne pour la forme.
Elle bat des cils, bien décidée à démarrer sa petite séance d’éthylisme en chambre. On se met à jour style comment-ça-va-chez-toi-comment-ça-va-chez-moi, puis on inscrit à l’ordre du soir le programme des réjouissances.
En ce qui concerne votre gars San-A., il est pour un petit banquet à deux têtes suivi d’une excursion dans une mansarde à grand spectacle de la rue de Courcelles, mais la môme sollicite un supplément au programme.
— J’aimerais aller au music-hall avec toi, chéri, roucoule-t-elle. Figure-toi qu’il y a en ce moment à l’Alcazar le Petit Marcel.
— Qué zaco ? m’enquiers-je en italien.
— Tu sais, le fameux hypnotiseur ? Il endort n’importe qui, n’importe où. C’est un Égyptien, je crois. Une de mes amies l’a vu à l’œuvre, il paraît qu’il est sensationnel…
Je réprime un bâillement. Moi, le music-hall, j’aime ça à condition qu’il y ait du mouvement. S’il s’agit d’aller voir pioncer des pékins, je préfère m’annoncer dans la salle d’opération de la Riboisière ou de Marmottan, because dans un hosto, en plus du sommeil il y a du sang et du suspense.
Mais comment ne pas souscrire aux désirs d’une poupée fabriquée comme Wenda, alors qu’il vous arrive de souscrire à l’emprunt charbon-acier ?
Je lui scelle mon manque d’enthousiasme et je me paie un sourire de vingt-cinq centimètres, façon grand standing avec alvéole pour le cigare et dent en or au fond et à gauche.
— Voilà une merveilleuse idée, mon ange. L’homme qui remplace le Gardénal, ça doit valoir la gobille.
Elle est toute joyce, la mignonne. Sa main intrépide se faufile en loucedé dans mon deux pièces avec alcôve pour une caresse prometteuse. M’est avis, les potes, que si le marchand de sable de l’Alcazar ne m’endort pas, je vais avoir droit à une séance de nuit à la chambre digne des grands moments de l’histoire.
On écluse nos godets, comme dit Jacques, et on s’apprête à aller se refaire des calories dans un petit restaurant pas mal de ma connaissance où le patron a du brouilly tout ce qu’il y a de sincère et l’art d’accommoder les restes.
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