San-Antonio
Ça mange pas de pain
Quand j’étais chiare, on jouait à la bataille, m’man et moi, les soirs d’hiver et les jours de convalescence. Ou bien à l’écarté, voire à Mistigri. Des fois, on faisait une réussite en fin de parcours, manière de demander un clin d’œil complice au hasard lorsqu’on attendait une réponse, une visite ou un mandat. Fallait voir Félicie, tirer ses brèmouzes deux par deux, les ranger selon leur valeur dans la rangée des piques, des trèfles, des carreaux ou des cœurs. Des fois, quand ça s’enrayait, elle hochait la tête d’un air contrit, un peu comme si c’était de sa faute, comme si elle venait, par maladresse, de chambouler la courbe du destin.
— Ta tante ne viendra pas, samedi ! affirmait-elle. Ou bien : « Ton paquet de la Manu est en route », elle promettait quand ça carburait recta et que les méchants sept attendaient modestement leur tour pour surgir.
À présent, c’est râpé, les cartes. Pas assez intellectuel pour le rutilant de la pensarde que j’suis devenu. On joue au « scrabble », lorsque, d’aventure, j’ai une soirée à consacrer à ma vieille et que la télé indigente trop fort. Je sens bien que ça la botte pas à outrance, m’man, le « scrabble ». Faut trop y aller de la gamberge, trop se défoncer le vocabulaire et s’organiser des perfidies pour amener le « z » ou le « w » sur la case qui triplera sa valeur. C’est presque un monologue que je compose. M’man, elle a beau froncer le sourcil et prendre des temps, empoigner le Larousse pour contrôler des orthographes, je l’aligne immanquablement. Sûr et certain qu’elle regrette les « Mistigri » de jadis. Chaque fois, je me dis que je vais lui proposer une petite partie de cartons, pour dire de lui faire plaisir. Mais toujours je me dégonfle. Peur de tomber dans des niaiseries indignes de nous deux.
Ce soir, elle vient pourtant de réussir un coup pas mal, ma Félicie. Dès le départ, toutes ses lettres, vlan ! Avec jonction sur une case qui fait tripler le mot entier.
— Quatre-vingt-douze points ! annonce ma brave femme de mère, recompte, Antoine, peut-être me suis-je trompée…
Elle en est toute rouge de confusion, la chérie. Déjà apeurée à l’idée que, pour une fois, je pourrais perdre.
— C’est bien ça, assuré-je, eh ben, dis donc, m’man, tu démarres comme pour un cent mètres !
— Oh, tu sais, ce n’est que le début de la partie, tu vas sûrement te rattraper…
Sur la réplique, la clochette de la grille fait entendre son chevrotement d’élévation.
— Mon Dieu ! tressaille Félicie, il est neuf heures !
— Sûrement un enquiquineur ! soupiré-je en allant regarder à travers le rideau.
Je ne distingue pas le visiteur, à cause de la glycine qui cache la porte. Mais, en deçà de la grille, sous la lumière morose du lampadaire, j’aperçois les chromes d’une puissante bagnole.
— Je vais ouvrir, dis-je.
Félicie assure qu’il vaudrait peut-être mieux qu’elle aille elle-même s’enquérir. Elle a toujours peur qu’un malfrat rancuneux vienne m’assaisonner un soir dans notre jardinet.
Sans écouter ses arguments, je dévale le maigre perron et traverse la tonnelle bien feuillue qui, les jours d’été, garde l’allée dans une ombre délicate.
Le personnage planté entre les pilastres n’a rien d’un malfaiteur. C’est un grand bonhomme, vêtu de sombre et coiffé d’un feutre à petit bord. Derrière lui un chauffeur en livrée est adossé à la portière d’une voiture qui doit être, soit une Rolls privée de son bouchon de radiateur, soit une Bentley.
En m’apercevant, il soulève fort civilement son chapeau, découvrant une calvitie éclaboussante.
— Je suis chez le commissaire San-Antonio ? demande-t-il d’une voix d’homme tout à fait extrêmement bien élevé.
— C’est moi.
— Je suis confus de me présenter chez vous sans m’être annoncé et à une heure si peu protocolaire, mais je souhaitais vous parler de toute urgence, cher monsieur.
Étrange ! Intéressant !
— Entrez, je vous prie.
Je délourde.
Pendant ce temps, il se dégante de manière à pouvoir me présenter une main entretenue par une manucure qui ne doit pas travailler chez un coiffeur-porte-pot-bureau-de-tabac de grande banlieue.
— Xavier Basteville ! se présente-t-il.
— Très honoré, réponds-je, en pensant avec regret que j’avais, un « U » avec mon « Q » sur le petit chevalet du « scrabble », ce qui allait me permettre une prompte riposte au quatre-vingt-douze points de Félicie.
Je le précède jusqu’au pavillon. Ce Basteville dégage une odeur délicate. Il sent la lotion coûteuse, le cuir fin, le luxe…
Je le fais entrer au salon, ce qui effarouche ma mère à cause de notre jeu en batterie. Présentations. Il s’incline. M’man propose un doigt de quelque chose que l’arrivant refuse, et v’là ma brave Félicie qui s’évacue en direction de sa cuisine.
— Oh, vous jouiez ! murmure Xavier Basteville. Je suis sincèrement navré. Vous êtes en vacances, n’est-ce pas ?
— Depuis ce matin.
— C’est ce que m’a dit Achille, en effet.
Il me faut trois secondes pour réaliser qu’il parle de mon boss vénéré. J’oublie toujours qu’il se prénomme Achille, l’homme qui nous fait claquer les talons !
— Vous êtes de ses amis, monsieur Basteville ? m’enquiers-je avec, d’instinct, du moelleux dans l’inflexion.
— Disons une relation de golf.
— Je vois, anglicis-je. Et c’est le v…, mon directeur qui vous adresse à moi ?
— À titre officieux, mon cher commissaire. Mais si vous le permettez, je vais vous résumer ma petite affaire.
— Je vous en prie…
Xavier Basteville a une manière de s’asseoir et de tenir son chapeau sur son genou qui en dit long comme la vie de Mathusalem sur l’éducation du personnage. Il a de la grâce, de l’allure. On sent qu’il commande et qu’on lui obéit.
— Avez-vous lu la presse du soir ? s’enquiert-il.
— C’est un bonheur que je réserve à mon coucher, assuré-je, sans préciser que pour moi, la presse du soir se résume aux Potins de la Commère, au jeu des sept erreurs et aux aperçus théâtraux de M. Jean Dutourt de l’Académie Française par anticipation.
— Si vous avez France-Soir ou Paris-Presse sous la main, j’aimerais vous signaler un article qui m’épargnerait un exposé tortueux.
Il a déjà retapissé mon baveux, sur la desserte, entre la coupe d’albâtre et la pendulette de marbre. Je le lui présente et il me désigne un titre à la une. « L’employé de banque disparaît après avoir vidé plusieurs coffres dans la chambre forte. »
Une photo sur deux colonnes illustre l’article. Celle d’un type qu’on sent un peu blafard, au visage morne, au regard indécis. Il a des cheveux bruns, coiffés plat et qui frisottent sur son front. Des oreilles décollées, le nez légèrement tordu…
— Vous permettez ? dis-je en désignant le texte.
— Je vous le demande.
Le papelard raconte qu’un dénommé Georges Huret, employé depuis une dizaine d’années, au Crédit Américano-Bourguignon de l’Est où il passait pour un collaborateur modèle, a joué la fille de l’air, après avoir pillé quatre coffres de l’établissement.
Basteville se met à commenter au fur et à mesure que je lis.
— Vous savez comment fonctionne un C.F. de banque, commissaire ?
— Oui.
Néanmoins, il raconte, comme si je lui avais répondu par la négative :
— Il faut deux clés pour ouvrir la porte de chaque compartiment individuel. Le client en possède une et la banque détient la seconde. Ce gredin était chargé d’accompagner les usagers et d’actionner la serrure de la banque. La tradition veut qu’en pareil cas, sa petite besogne terminée, l’employé vous prenne votre clé des mains, car ces portes sont lourdes, et qu’il achève d’ouvrir pour vous. Ensuite de quoi, il se retire après vous avoir rendu votre clé, et attend votre appel pour venir procéder à l’opération de reverrouilage. On suppose que, dans le cas présent, l’indélicat personnage avait une plaque de pâte à modeler fixée sur sa poitrine. En vous prenant la clé, il s’arrangeait pour la laisser choir (je me rappelle parfaitement l’incident, quant à moi). Avant de se baisser pour la ramasser, il déboutonnait son veston et en se relevant, il enfonçait la clé du client dans la pâte à modeler. Vous réalisez l’opération ?
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