San-Antonio
Ça ne s'invente pas
À Madeleine FERRAGUT.
En souvenir d’Ernest.
Tendrement,
S.-A.
PREMIÈRE PARTIE
TOUT EST HOCKEY MAIS RIEN N’EST O.K
— Nous attendons votre notation, monsieur le président, murmure le brigadier Poilala à l’oreille de Bérurier.
Le Gros se cure une molaire en forme de vide-poche d’un ongle riche en calcium, examine son extraction, puis, l’estimant impropre à une reconsommation immédiate, la dépose en attente sur le revers de son veston.
— Je sais bien, fait-il, seulement j’sus comme le père Plexe, moi : dans l’indécision de mon expectative. Si j’y cloque le zéro dont auquel il mérite, il va se retrouver chez plumezingue, le concurrent ! C’est élaminoire, un zéro. V’là un des dix lemmes de ma qualité de jury. Coincé entre mon bon cœur et ma conscience, que voussiez-vous que je fisse ? Bon, allons-y pour un 2, mais c’est bien parce qu’il est natif de Juliénas, le concurrent ! Au suivant !
Je regarde, en tétant mon Davidoff number One, le curieux aréopage rassemblé derrière le tapis vert de la table. Outre le président Béru et le brigadier Poilala, y figurent également les inspecteurs Duneut, Cédugnon et Siraudecoude, c’est-à-dire la gentry des tabasseurs de la Rousse. Car l’événement du jour n’est autre que le grand concours interpolice annuel de Passage à Tabac. Vous le savez trop pour l’ignorer ; les méthodes policières se sont radicalement transformées depuis l’avènement du gaullisme et aucun policier de la nouvelle vague ne se permettrait de lever la main (voire plus simplement le pied) sur un prévenu. Pourtant, les « vieux de la veille » usent encore parfois de ces procédés que d’aucuns jugent brutaux, mais qui ne sont en fait que débonnaires. Comme le Tour de France, le Passage à Tabac est en voie de disparition. Pourtant, il conserve encore des partisans, et c’est cette vieille garde fidèle qui continue d’organiser le concours ci-dessus mentionné. Les concurrents sont, pour la plupart, soit de vieux agents blanchis sous le baudrier et qui cherchent une consécration avant la retraite, soit de jeunes inspecteurs, fils de policiers dont l’influence paternelle s’est fait sentir, et qui portent ainsi témoignage de leur éducation. Les participants tirent au sort leurs « clients », lesquels sont recrutés dans des rafles.
Chaque concurrent procède à deux passages à tabac. Un jury hautement qualifié note chacune des prestations et c’est, bien entendu, le flic ayant réussi la meilleure moyenne qui remporte le concours.
Pour l’instant, un jeune agent fait figure de lauréat en parvenant à faire avouer à un Arabe piqué dans une bagarre de banlieue qu’il a assassiné Henri IV.
— Suivant ! réitère le Gros, doctoral dans son rôle de président.
On amène un gros prévenu adipeux et un vieil agent sclérosé du kébour.
Le prévenu est prié de s’asseoir sous un projecteur de dentiste. L’agent, lui, demande la permission de se mettre en manches de chemise.
— Refusé ! jette sèchement Alexandre-Benoît. Tu peux être amené à dérouiller un gus sans que t’eusses le temps de procéder à ton confort personnel et intime. Le vrai passeur-à-tabac a pas besoin de remonter ses manches. Paré ?
— Paré, monsieur l’inspecteur principal, bavoche le bonhomme, éperdu de confusion.
— Cinq, quat’, trois, deux, z’un, zéro ! décompte le Mastar.
Coup de gong.
Car le temps imparti pour un interrogatoire n’est que de cinq minutes.
Illico, le vieux gardien de la paix allonge un bourre-pif au prévenu qui se met à raisiner de la gouttière.
Béru se penche sur Poilala.
— Le président donne un avertissement au garde Morove-Haches pour déprédation du matériel de concours ! annonce-t-il. Il est rappelé aux participants que les prévenus mis à leur disposition doivent être rendus dans l’état où on les a trouvés en arrivant !
Comprenant que ses chances sont désormais nulles, l’incriminé s’excuse et abandonne.
Lui succèdent alors un petit prévenu à tête d’oiseau nouvellement né et un jeune inspecteur plein d’avenir nommé Torniolli, Corsico, sévère, à l’œil pâle et au poil brun.
Le gong !
Torniolli passe derrière le siège de son « patient » et se penche sur lui. D’une main de virtuose le policier commence à pianoter la glotte du petit homme. V’là l’individu qui glafouille, éructe, bredouille et expectore.
Torniolli se redresse.
— Je sollicite de la bienveillance du tribunal la participation d’un interprète, déclare-t-il. Mon sujet parle anglais, langue que je ne comprends pas.
Bérurier ôte son chapeau dont il torchonne le cuir intérieur avec sa cravate.
— Si je serais pas président je vous traductionnerais, inspecteur, déclare-t-il, vu que je cause aussi volontiers que couramment ce dialecte, mais je ne peux être à la fois juge imparti. Est-ce que le commissaire San-Antonio, dont je l’aperçois qui se fait tout miniard dans son coinceteau, voudrait nous prêter l’aimable collaboration de sa menteuse :
— Banco ! accepté-je en m’avançant.
— Allez-y, inspecteur Torniolli ! invite le président Bérurier.
Le Corse aux cheveux plats entreprend sa victime. D’une poigne nerveuse, il tord la cravate du gars, tandis que de son autre main, il lui martèle le plexus. Le manège dure peu, mais il est efficace. En cinq secondes, le gars violit et suffoque.
— Identité ! aboie Torniolli.
Je traduis.
L’homme à tête d’oiseau non emplumé a une voix d’eunuque efféminé.
— Je m’appelle Hanjpur-Hanjrâdhieu, dit-il en ahanant. Je suis hindou et je tiens un comptoir à Chandernagor.
Je répète à Torniolli.
Ce dernier, tel un Saint-Cyrien se préparant à attaquer un régiment de uhlans, enfile des gants blancs. Il passe l’index et le médius de sa main droite dans les narines dilatées de l’Hindou et pousse en donnant des coups de genou sur son coude replié.
Hanjpur-Hanjrâdhieu gémit. Torniolli cesse de le molesnez.
— Que fait-il en France ?
L’Hindou n’oppose pas la moindre résistance. Il parle, parle, dans un anglais nasillard (à cause surtout du dernier traitement infligé par l’inspecteur).
Il dit qu’il est entraineur de l’équipe de hockey sur glace hindoue venue à Paris rencontrer l’équipe de France.
Pourquoi il a été appréhendé ? Il se l’explique mal. On l’a embastillé au moment où il venait de mettre le feu à une péripatéticienne. Celle-ci lui ayant avoué qu’elle était veuve, ce réflexe était normal, non ?
Mais Torniolli n’a pas d’égards pour les mœurs et coutumes d’Asie.
— Que sait-il ? demande ce jeune espoir de la flicaillerie.
Tournant du match, toujours. Un court préambule, puis la question fatale. S’agit de pas la rater. La planter bien droit dans le caberlot du mec. Pas lui laisser l’envie d’ergoter. Ponctuer d’un sévice impeccable, simple et efficace. L’art du passage à tabac est basé sur une démoralisation synchronisée de l’intéressé. Tout individu, même des plus endurci, a ses instants dépressifs, le jeu consiste donc à le questionner au moment précis où il est au creux de sa vague.
Pour « aider » le brahmane à accoucher, Torniolli lui prend la tête à deux mains et imprime des secousses au chef d’Hanjpur comme s’il escomptait le lui dévisser. Le brahmane se met à brahmamer comme un putois hindou.
— Que sait-il ? darde alors le concurrent.
Je réitère la question.
— Je n’y suis pour rien ! répond véhémentement Hanjpur-Hanjrâdhieu, moi j’avais refusé.
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