SAN-ANTONIO
T’ASSIEDS PAS SUR LE COMPTE-GOUTTES
Roman de mœurs facilitant le transit intestinal
Je bois pour oublier.
Pour oublier quoi ?
Que je bois.
* * *
Faut en profiter quand c’est mouillé.
J.-P. RAYMOND (aquarelliste)
* * *
On est comme on naît.
* * *
On n’a rien à gagner à emmerder des gens qui n’ont rien à perdre.
Dans les milieux cinématographiques, il arrive qu’on commence un tournage de film sans en avoir déterminé le titre. Il y a alors des séminaires regroupant tous les protagonistes et chacun y va de sa suggestion.
Au cours de ces consultations, il se trouve immanquablement un rigolo pour proposer de baptiser l’œuvre en cours : « T’assieds pas sur le compte-gouttes ».
Ça ne fait rire personne, mais la tradition oblige. Ce titre tant de fois suggéré, mais jamais choisi, je le ramasse aujourd’hui pour le donner à l’histoire ci-jointe ; promotion inattendue d’une calembredaine qui, après avoir fait long feu, accède enfin à la consécration suprême.
S.-A.
Dans la fraîcheur du hall climatisé, le portier de l’hôtel Soriano lit El Dia , l’un des principaux quotidiens de Montevideo. Officiellement, il n’a pas le droit de le faire pendant son service ; seulement c’est l’heure creuse et torride du début d’après-midi, et les relâchements ne se remarquent pas. L’homme à l’uniforme galonné est intéressé par une photo publiée en page trois, surmontée de ce titre alléchant : « Dix mille dollars de récompense à qui permettra la capture de cet individu ».
Mentalement, il tente de convertir dix mille « verdâtres » en pesos, mais l’inflation galopante le fait vite renoncer à une telle gymnastique. Son attention se consacre alors au portrait : celui d’un mec blond, pris de face, d’une trentaine d’années. Visage aux traits harmonieux. L’on dirait un acteur de cinéma. Le genre de type qui joue des rôles de policier dans les films d’action. Il possède une profonde fossette au menton, façon Kirk Douglas ; son regard est plutôt dur, mais non sans charme. Le portier se dit que ce genre de gringo doit emballer à la seconde les femmes qui le tentent.
Le texte sous l’image est assez laconique et ne précise pas les motivations qui incitent la police à verser une telle somme pour sa capture. Toujours est-il que l’employé du Soriano aimerait bien savoir où se terre un gus de ce prix-là.
Or, le hasard est mutin : l’individu en question est précisément en train de savourer un verre de maté glacé au bar. Lui aussi a lu le papier de l’ El Dia , mais il n’en est pas affecté le moins du monde car son aspect physique est très éloigné de la photo publiée.
Bérurier a bien failli ne pas être du voyage.
Cet être bâti à chaux, à sable et à graisse, était exceptionnellement malade. Il souffrait d’une angine couenneuse qui s’inscrivait dans une certaine logique du personnage.
Quand j’arrivai chez lui pour mesurer l’ampleur de sa maladie, Berthe vint m’ouvrir avec sa main gauche en guise de slip. Elle voulut m’embrasser, mais comme son haleine sentait le foutre, j’eus une esquive savante qui détourna sa bouche gluante de la mienne. Je me dis que la vie est dangereuse et que nous ne devons jamais baisser notre garde, même lorsqu’on rend visite aux amis.
— Je crois que je dérange ? notai-je en montrant ses puissantes mamelles qui pendaient plus bas que son nombril.
— Assolument pas, me rassura l’ogresse lubrique. J’ fesais l’amour avec le comte.
— J’ignorais que vous eussiez des amants dans la noblesse, avouai-je, admiratif.
— Il est point nob’ ; y s’appelle Germain Lecomte et c’est not’ charcutier de la rue Barrayé [1] Célèbre physicien toulousain qui inventa la poupée gonflable à menstrues récurrentes.
. N’aujord’hui, c’est son jour d’ fermeture.
— Il ne peut les employer plus intelligemment, convins-je.
Je suivis son énorme cul jusqu’en leur chambre à copuler. Le Mastard y agonisait en émettant des râles de cracheur de feu aux voies respiratoires saturées. Allongé sur le même lit, un homme également puissant s’entretenait la bandaison d’une main flatteuse. Il détenait un sexe relativement modeste, mais alimenté par des testicules de taureau.
— Grouillez-vous, madame Bérurier, supplia-t-il, je ne voudrais pas partir sans vous !
À son côté, l’époux n’avait cure de cet adultère perpétré à la bonne franquette, ce pour deux raisons valables : primo, il s’en foutait ; deuxio, il n’était pas en état de dépenser la moindre énergie en jalousie stérile.
J’eus un choc en découvrant sa face blême où s’inscrivait un réseau de veines violettes.
— Eh bien, ma grosse loche, ça ne va plus ? murmurai-je avec cette gaucherie qu’on a avec les cocus et les moribonds (lui, semblait répondre aux deux qualités).
Son regard fut celui d’une vache exténuée parce qu’elle vient de vêler. Ses lèvres mauves, craquelées par la fièvre, remuèrent, mais rien n’en sortit, sinon un souffle fétide qui évoquait la rupture d’une canalisation de chiottes.
— Je t’ai apporté une bonne bouteille, fis-je en déposant icelle sur sa table de chevet.
Il me remercia d’un court mouvement de la main.
Sur ces entrefaites, le charcutier connut une intense délivrance, plus bruyante que le trépas des porcs qu’il saignait.
À peine eut-il joui qu’il se mit à chantonner, ce qui ne laissa pas de me surprendre, dirait une femme de ménate portugaise qui travaille chez un oiseleur.
En homme qui ne se gêne pas, il se rendit à la salle de bains pour se briquer le cervelas. Comme il n’entretenait aucun complexe, il s’abstint de fermer la porte, ce qui nous permit de le voir licebroquer dans le lavabo et de l’entendre loufer en do majeur et à plusieurs reprises.
Berthe, qui l’avait accompagné, faisait du trot sur son bidet. Je songeai qu’un jour, cet élément sanitaire s’engloutirait dans son formidable cul, pour peu que ses pieds dérapassent sur les carreaux mouillés.
Blasé par tant de splendeurs insolites, je me consacris à mon malheureux compagnon d’armes.
— J’étais venu t’apporter ton billet d’avion pour Montevideo, Gros, car je pars demain matin. Mais vu ton état, je vais prendre quelqu’un d’autre avec moi.
Alors il s’opéra une modification dans tout son être. Son regard atone se fit lucide, sa pâleur violette rosit légèrement tandis que des mots guère audibles le quittaient avec douleur.
Je tendas l’oreille. Il disa :
— Laisse c’ putain d’ biliet dans l’ tireroir d’ ma tab’, j’ai tout’ la noye pou’ guérerir !
* * *
Le lendemain, lorsque j’arrivai à l’aéroport, le sire de Béru s’y trouvait déjà. Assis sur sa valise exténuée, il dormait, la tête inclinée bas, son bitos enfoncé jusqu’aux cils. Ses ronflements n’alertaient personne puisqu’il était à proximité des pistes d’envol. Il avait mis un pantalon de coutil clair, des sandales à grille, une Lacoste de couleur épinards incueillis, et un veston à carreaux bleus et mauves acheté probablement lors de la vente par adjudication d’un petit cirque en faillite.
Je le contemplai un moment avec tendresse. Il faisait partie de mon univers depuis si longtemps que, QUELQUE PART, IL M’ÉTAIT DEVENU INDISPENSABLE.
Note qu’on croit cela, et puis la gueuse d’existence nous sépare « tout doucement, sans faire de bruit », et chacun continue de survivre, laissant des lambeaux de souvenirs après les ronces du passé. Et, que veux-tu que je te dise : on retrouve d’autres gens, d’autres lits, d’autres misères.
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