Je suis ivre de toutes ces images. Des alignées de gens déféquant (quoi, mon Dieu ?) ensemble le long d’un chemin branlant. Et puis des groupes de vaches blanches, indolentes, lugubres, trop sacrées pour être honnêtes, mais qui n’en excitaient pas moins la convoitise de Béru quand il se réveillait.
Des cahins, des cahas, des cahots !
Teuf-teuf… Tu-tuuuut !
La journée s’est écoulée.
S’est engloutie.
La nuit est venue, avec des étoiles vives dans le ciel noir, des feux dans la campagne obscure… Il y a eu des gares, des haltes…
On a entendu des chants.
Et enfin, nous voici à Khunsanghimpur, mourant de faim et presque de soif (bien qu’on ait pu se désaltérer à des fontaines dans des gares) intimidés par l’ampleur du pays. Effrayés par les périls qui nous entourent. Car quelqu’un est au courant de ce que le soi-disant Monbraque vient faire ici. Et quelqu’un qui n’est pas d’accord. Quelqu’un qui a tué. Qui tuera encore… Brrr, hein ? Et comme vous avez raison !
Quelques chétives loupiotes, disséminées… Tout est silencieux, à l’exception d’un chien mécontent qui clame sa fringale aux échos nocturnes. Et comme il hurle faiblement, le pauvret !
Ici, les chefs de gare peuvent se permettre d’être cornards, car ils portent un turban.
Celui de Khunsanghimpur est seul pour assurer le service, lequel consiste à souffler dans une trompette pour faire partir ou repartir le train. De vente de billets, il n’est pas question, chacun brûlant le dur impunément.
Lorsque les ultimes voyageurs se sont égaillés dans la nuit, nous restons seuls, le Grrravos et moi sous la marquise de bambou. Le train lui-même est parti sur une voie de garage. Le chef de gare vient de s’allonger sur une natte dans la salle des pas perdus.
Nobody…
Le ciel étoilé… La noye… Le chien faiblard brayant dans un silence qui ne ressemble à aucun des silences que nous avons connus précédemment…
— Au bon accueil, hé ? marmonne le Gravos.
Je pense avec nostalgie à mon pavillon de Saint-Cloud, avec ses lumières, le balancier de la pendule et les bonnes odeurs de cuisine.
— Ça fait un chouïa nécropole, conviens-je.
— Marrant qu’il eusse pas t’été attendu, le père Dugenou, il allait nous emmener où est-ce ?
Je prends le parti d’aborder le chef d’Edgar.
— Je vous demande pardon, sahib (j’ai lu Kiplinge). Parlez-vous anglais ?
L’homme rouvre un œil, un seul. Il fonctionne à l’éconocroque, because son manque de calories. Il a soufflé dans sa trompette aujourd’hui, et l’effort l’a épuisé.
Un faible secouement de tête.
— Hôtel ! fais-je alors… Hôtel !
À nouveau sa courte dénégation. Il referme son œil, nous laissant à notre sort. Il ne peut plus rien pour nous.
— Pas d’hôtel, hein ? demande Bérurier, glacial.
— Non, mon fils : pas d’hôtel.
— C’t’un bled pourri, quoi ?
— Pour le moins très isolé. Je m’en suis douté en voyant les régions que nous traversions. Montagneuses et désertiques.
Tout à coup, sans crier gare (à quoi bon du reste puisque nous nous trouvons dans lune d’aile) mes cheveux se dressent sur ma tête, comme les membres d’un congrès Huénaire quand ils entonnent leur Marseillaise de clôture.
— Oh, seigneur, ça me revient, balbutié-je.
— Quoi-ce ? s’intéresse tout juste Béru.
— Khunsanghimpur, dans le Bandzob… J’ai lu un reportage sur la région dans Reconnaissance des Lézards, la revue de l’élite. On appelle ce coin « La Vallée de la Faim. »
Vous avez déjà entendu le meuglement de la vache normande en gésine ?
Le cor des Alpes, le soir, dans un canton de Suisse primitive ?
La sirène de brume d’un steamer qui n’arrive pas à traverser sa manche ?
« Meûhhqu’c’tudihulululuuuuuû ! émet le Gravtard.
J’acquiesce.
— Hélas !… Le train ne va pas plus loin parce que c’est un cul-de-sac. La montagne est abrupte. Les ressources sont réduites à néant. Il y fait une chaleur de crématorium. C’est une pépinière à épidémies, car l’eau n’y est pas potable. On…
— Tais-toi ! Tais-toi, chuchote-t-il, infiniment bas. Comment qu’t’as pu grimper dans ce dur en sachant cela ? Pas étonnant que presque personne descendisse ici !
Il y a dans les yeux ravagés du Gravos ce mystère indicible qu’on trouve dans le regard d’une idiote amoureuse.
— On s’est laissé fourvoyer dans un piège à cons, Mec ! On va claquer de faim, de soif, ce qu’est presque aussi pire ! On est bons pour se choper le typhon, le cholestérol, la malle arrière et toutes ces sales maladies trop picales ! Gerbons illico, je te conjure ! Allez, fissa !
Je secoue de rechef de gare.
Il ne m’accorde même pas un œil.
Il est insensibilisé.
Mort, peut-être ?
— Attends, dit Bérurier, toujours réaliste, en sortant une banknote de sa fouille. J’ai là une petite roupette de sansonnet qui va y donner des couleurs.
Il promène le billet sous le nez du chef hagard. Sollicité par la petite odeur, l’autre rouvre les deux yeux.
— Tu vois ! exulte Sa Majesté, Saint-Eloi n’est pas mort, puisqu’y regarde encore ! Si y spique au jeu, y spique également engliche, au moins par gestes. Demandes-y à quelle heure part le prochain dur pour ailleurs !
Je pose la question. La répète. La gesticule.
L’autre me bredouille un mot.
— Le train repart quand t’est-ce ? croasse le Mastar.
— Mercredi !
— Hein ! Trois jours ! J’veux pas ! Taxi ! On prend un bahut ! Demande-lui ? La station la plus proche elle est où est-elle ? s’affole mon camarade.
Nouvel et laborieux échange.
Négatif. Ce type ignore même ce qu’est un taxi.
Il n’a plus la force que de se saisir du billet froissé. Cette fois il est out.
— Viens ! fais-je au Gros.
— Mais où ?
Je lui désigne le palais dont la masse éclairée par la lune se détache sur une couleuvre rocheuse [14] Il s’agit là d’une étourderie de l’auteur qui voulait parler d’un « python rocheux ».
.
— Vallée de la faim ou pas, on va aller voir s’il n’y aurait pas de la mise en bouteille au château.
L’excursion la plus saugrenue de ma vie, parole ! Imaginez-vous dans un pays que vous ne connaissez que par quelques documentaires de première partie, distraitement regardé au cinoche entre deux baisers (car je n’y vais jamais seul).
Un pays dont vous savez qu’il est dangereux, malsain à tout point de vue !
Un pays où vous arrivez après qu’on eut assassiné votre guide et tenté de planter votre meilleur ami.
Ce, en pleine nuit.
À chaque pas, un couteau peut siffler et venir voir si l’air de nos poumons est aussi bon qu’on le prétend.
Nous tremblons sur nos cannes. On ne parle pas. J’ai ma main posée sur la crosse de mon ami Tu-Tues ! C’est un contact réconfortant. Oh, je ne me fais pas beaucoup d’illuses : si une embuscade nous est tendue, il ne me servira pas à grand-chose ; tout de même, il vaut mieux, dans la conjoncture présente, avoir ça dans la main plutôt que le tome deux des Mémoires d’Espoir du Général de Gaulle. Cela dit, chose aussi curieusement étrange qu’étrangement curieuse, je ne me sens pas en danger pour l’immédiat. J’ai peur, certes, mais pas de l’instant présent. Ma panique se situe à un niveau plus élevé. Je redoute ce qui va suivre, non ce qui est.
Mon septième sens qui m’informe, quoi !
Car, ignares et démunis du bulbe sont les connards qui croient que nous n’avons que cinq sens ! Outre l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher et le goût, moi je compte le fade et la prémonition.
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