Bien, c’est tout pour la question, y aurait encore à dire. Seulement c’est vous qui trouveriez à redire. Pour un de vous qu’aime que je digresse, y a une meute qui beugle « la suite ! » sur l’air des lampions. Alors, Béru…
Béru et son poignard fiché dans le milieu du dos comme un portemanteau à une patère (noster, austère, ou noire).
Béru qui déambule d’un pas lourd en bordure du ballast.
J’ai dit un poignard ? Vrai, vous êtes certains, montrez ! C’est vrai. Alors je m’en dédis, je mendie votre absolution. Un poignard, c’est pas très grand, c’est raisonnablement meurtrier. Tandis que le machin que le gros se trimbale a des dimensions d’enseigne. En réalité, je peux bien vous le confier, puisque vous le répéterez à tout le monde, il s’agit d’une arme typiquement hindoue : le kûrdanhkomak. La lame mesure 31 centimètres de long. Elle est effilée comme un steak de cantine et recourbée dangereusement, en forme de boomerang, si bien que le lanceur inexpérimenté a la gorge tranchée lorsqu’il rate sa cible. Dangereux, hein. Vous oseriez pas étudier le lancement du kûrdanhkomak, vous autres ! Moi non plus d’ailleurs. Faut être asiatique pour s’y risquer. Hindouiste ou bouddhiste.
Les gens se mettent à dévaler du dur en trépignant et gesticulant. Leur ram dam [13] Mot hindou signifiant brouhaha.
attire l’attention du Mastar.
Qui se retourne.
La foule, en le voyant si vivant, si gras, si sanguin, si congestionné, tombe à terre et se prosterne.
— Caisse y leur prend ? me lance Béru.
Sans mot dire je m’approche de lui.
Je biche le manche du coutelas et je tire.
Vous qu’êtes cons mais pas bouddhistes, vous avez parfaitement réalisé que le sortilège est uniquement dû au rembourrage de caoutchouc dont le Gros est affublé, n’est-ce pas ? Fort heureusement, si la lame du kûrdanhkomak mesure 31 centimètres, l’épaisseur du rembourrage est de 32, si bien que mon valeureux complice n’a rien ressenti.
Ayant arraché la lame, je la montre au peuple recueilli. Constatant qu’aucune particule de sang ne perle sur le fil de la dangereuse rapière, les voyageurs poussent un cri d’extase.
Ils étaient en transit ?
Les voici en transes !
Un vieillard couleur d’acajou, avec un gros anneau d’argent passé sous le nez, désigne Béru d’un doigt tremblant d’émotion et clame :
— Ganesh !
Toute la populace reprend en chœur :
— Ganesh ! Ganesh !
— Pourquoi y me traitent de ganache ? rouscaille l’Abomination ambulante. C’est mon bon point qui les défrise ?
— Au contraire, Gros : ils te prennent pour un dieu, le dieu Ganesh, celui de l’abondance, le plus sympa. Il a un corps d’obèse…
— Il est espagnol ?
— Je te dis pas un Cordobes, mais un corps d’obèse. Et une tête d’éléphant.
— D’éléphant ? s’assombrit mon pote.
— Oui, la sienne ayant été tranchée par son père, d’après la légende.
— J’sus Babar, en somme ?
— Comme qui dirait.
Je lui montre le couteau.
— Toujours est-il qu’il se trouve dans le train quelqu’un qui n’aime pas les pachydermes. T’avais ça dans le dos, Mec !
Du coup, sa physionomie s’éteint.
— Me semblait bien avoir senti un gnon, mais j’y ai pas pris garde. J’aime pas qu’on m’en veule, San-A. Les gus qui m’en veulent, je les mets au pas de l’oie en deux temps trois mouvements.
Il m’empare le couteau, le brandit tel un sceptre et demande :
— Qui qui s’est permis de planter l’homme ?
— Ganesh, Ganesh ! répond la multitude.
— Ganache mon cul ! leur répond Béru. Que çui qui m’a chahuté le dossard se dénonce, autrement sinon je massacre toutes les vaches sacrées !
Comme personne ne bronche, il me dit :
— Traduis-y, Gars ! Je les soupçonne de pas seulement comprendre not’ langue.
— Traduire ! Mais je ne parle ni l’Hindi, ni l’Urdu, pas davantage le Télougou, l’Assamais, le Bengali, le Goudjrati, le Dogri, le Malayalam, le Tamoul, le Marathi, le Kannada, ou l’Oriya !
— Alors demande au père Tatezy de nous servir d’interprètre.
Je retourne à notre compartiment.
À ma violente surprise, le sieur Hivy Danhladesh est à plat bide dans la poussière, comme les copains. Mieux que les copains, même, car il est étalé de tout son court (il n’est pas grand), le nez dans la poussière.
Il a également un kûrdanhkomak entre les épaules. Tel que je vous le dis ! Seulement lui ne bénéficiait pas d’un capitonnage en caoutchouc.
Si bien qu’il est canné à outrance.
Lazare aurait été mort à ce point, Jésus ne se serait même pas donné la peine de le ressusciter !
Croyez-moi, mes gentils bougres, mais cette situation n’a rien d’agréable. J’ai un torrent de sudation qui me dévale la gouttière. Me semble à tout bout de champ que je vais déguster ma ration de ferraille entre deux côtes premières.
— Et de sept ! lancé-je au Gravos en lui montrant notre guide. Enquête au point mort, la filière est coupée, rien ne va plus. Si après ça t’as le cœur de bouffer un steak de vache sacrée, va t’en tailler un dans la masse, Gros. Moi je commence à avoir des fourmis dans le moral.
Il fait nuit noire lorsque nous parvenons, sans autres z’encombres, à Khunsanghimpur.
Des voyageurs ont enveloppé le corps de notre mentor dans une toile.
Les vaches sacrées, agacées par les halètements de la locomotive, sont allées plus loin pour regarder passer le train.
Et le voyage a repris.
Nous nous sommes prudemment assis au fond du wagon, le dos à la paroi de bois. Béru a beaucoup dormi, couvé par les regards extasiés de nos compagnons de voyage.
Au fil des stations, les voyageurs ont largué le convoi, aussi sommes-nous une pincée à débarquer à Khunsanghimpur.
Il s’agit d’une misérable bourgade dominée par un palais de marbre rose (nous le saurons au matin, car pour l’heure tout est noir).
J’ai beaucoup gambergé pendant le long trajet. Et le résultat de mes cogitations n’engendre pas la gaieté. Vous parlez d’un écheveau, mes gamines ! J’ai rarement rencontré une enquête où les morts se succèdent à une telle cadence ! Un vrai casse-pipe forain. Le défilé des petits bonshommes qu’on flingue dès qu’ils découvrent le bout de leur nez !
Pan ! Vlan, au tas ! Pan ! Raté (Béru) Vzoum ! Gagné (Danhladesh…) À qui le tour à présent ?
Cet immense pays me paraît bourré de maléfices. J’ai l’impression (étayée sur des faits précis, mon Dieu, n’est-ce pas ?) qu’il nous refuse, comme la chair refuse l’écharde.
Une secte très nombreuse attend l’arrivée du pseudo Monbraque, lequel vient ici pour faire une démonstration.
Démonstration de quoi ?
Quelle pomme fus-je, de prendre mon temps. J’aurais dû presser Hivy Danhladesh de questions. Accumuler les tuyaux au maxi. Au lieu de ça, m’sieur le commissaire n’a rien voulu brusquer.
Souplesse et grâce ! Entrechats ! Jeté-battu de danseur follingue. Pas payant, ça, mon Tonio ! Le temps bouscule ! Il presse ! Nous a, que disait Audiberti. Le temps, c’est positivement nous qui l’avons.
Mais dans le dos.
Et plus bas encore, pour finir !
Jusqu’au moment décisif qu’on n’a plus le temps d’avoir le temps.
Que c’est conclu, terminé, à vide… Sidéral !
On a traversé des plaines faussement fertiles, gravi des rampes sinueuses, longé des précipices rocailleux. On a rampé dans la rocaille lunaire d’une montagne. On a aperçu des nids de verdure. Franchi des cornes de forêts aux essences inconnues dont l’âcre parfum nous chavirait. On a aperçu des agglomérations miséreuses. Et puis aussi — mais oui, quelques usines flambant neuves autour desquelles s’affairaient des ouvriers casqués. On a vu des militaires à turbans rouges, dans les lointains. On a admiré des palais qui semblaient en sucre. Des miséreux, partout, ont fait la liaison entre l’Inde d’hier et celle qui veut bâtir demain. Des guenilleux titubant d’inanition. Des gamins tristes, parce que trop maigres. Des femmes sans bonheur. Des hommes résignés… Trop ! La résignation, c’est la plaie du monde. Son agonie.
Читать дальше