Y a des moments où cette pensée m’ulcère tellement que j’ai envie de vous balancer ma machine à écrire à travers la gueule ; le ferais sûrement si elle ne valait pas plus cher que vous ! Ce serait vous faire trop d’honneur que d’esquinter une Olivetti pour vos beaux yeux !
Tout ça pour vous dire que je suis exactement comme vous tous, d’où ma rogne ! Je sais pas ce que j’ai fait au Seigneur pour qu’il m’affuble d’une tête comme la vôtre, avec couennerie à changement de vitesse, mais sans marche arrière !
Cette pépée, elle me porte à l’épiderme. C’est de la viande qui intervient. Mais je suis en service, d’une part, et d’autre part, pas client pour allonger un lacsé. Quand je trempe le biscuit, faut que ce soit à l’œil, ou alors je laisse glaner. Ce genre de truc doit pas se monnayer, sans quoi ça vous fout des complexes de miché.
Elle me regarde rire. Elle ne sait pas si c’est du lard ou du cochon.
— Ben quoi, elle proteste, ben quoi, vous vous foutez de moi !
Pour la calmer, je lui administre mon aspirine personnelle, c’est-à-dire ma carte.
Elle regarde le mot Police écrit en caractères gigantesques sur fond Jean Nohain, à savoir tricolore.
— M… murmure-t-elle.
Puis elle se fout à chialer. Elle me joue la scène de Marie-Madeleine modifiée Dame aux Camélias et améliorée Butterfly.
— Calme-toi, je te cherche pas du rififi. Simplement je veux que tu me mettes au parfum de certaines choses. Si je t’avais attaquée de face, tu te serais cabrée étant donné que tu marnes en clandé. Fallait que je t’amorce. Ton petit tapin, je le connais, je m’en fous. Je suis pas des mœurs et c’est pas moi qui irais te balancer ; en tout cas pas si tu m’aides !
Du coup, ses larmes s’évaporent.
Elle devient attentive comme un larbin derrière une lourde.
— Ce matin, tu as grimpé un zigoto à l’ Hôtel du Mont-Chauve. T’as même eu des difficultés pour ce qui est du petit cadeau, non ?
Elle fait un signe affirmatif.
— Où tu l’as levé, ce gnace ?
— Ici…
— Ah oui ?
— Oui…
Je la regarde. Faudrait déduire de ça que l’homme au complet bleu clair connaissait les habitudes de la souris pour venir la pêcher laga.
— Tu l’avais déjà vu ?
— Ça faisait deux jours qu’il passait dans le café pour ainsi dire ; à la table, là-bas, près de la vitre.
Là, c’est bon à enregistrer sur microsillon… Le type louchait sur l’hôtel afin de repérer les habitudes de Brioux. Il devait vouloir se le descendre et il cherchait comment le cueillir avec toutes les garanties. Entrer à l’auberge et le demander équivalait à se faire photographier par le patron. Alors il a repéré le manège des tapineuses discrètes et il s’est laissé rambiner par l’une d’elles. A titre de client de passage, il est entré. Pas besoin de montrer ses fafs ou même de déballer son blaze. C’était le gros système. Il n’avait qu’à enfoncer son galure…
— C’est toi qui l’as levé ?
— Non, c’est lui… Je l’avais remarqué, ce type et j’avais la frousse : je me demandais ce qu’il avait à surveiller le coin. Je croyais que des fois c’était un…
— … un flic ?
— Enfin… oui !
— Et il t’a fait du rentre-dedans ?
— Oui. Il m’a rejointe sur le trottoir au moment où j’arrivais. Il m’a dit, montrant le Mont-Chauve : « On va se faire plaisir ? » Moi, j’ai eu les chocottes et je l’ai envoyé au bain. Alors il m’a fait comme ça : « T’excite pas, je connais ton petit manège. Je suis pas un poulet, si c’est ça que tu crains. Si j’en étais un, il y a longtemps que je t’aurais emballée, j’avais l’occasion… » Qu’est-ce que vous voulez, on pouvait rien dire à ça.
— Non, admets-je en réprimant mon envie de rigoler, on ne pouvait pas.
— Alors on a grimpé. Il a ciglé la piaule au patron. Mais une fois dedans, il m’a dit comme ça : « Tu sais, moi j’aime qu’on m’aime pour mes beaux yeux, et je suis exigeant. En tout cas, compte pas que je te lâche de l’osier. »
« J’ai cru qu’il se marrait, mais non ! A l’œil il voulait ! Vous vous rendez compte d’un saligaud !
— Tu parles !
— Je lui ai dit que je ne marchais pas et je l’ai laissé. Il commençait à poser son grimpant ; il avait l’air fin…
— Et après, qu’as-tu fait, toi que voilà, pleurant sans cesse ?
Elle me dévisage avec doute.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je te demande ce que tu as fait après ?…
— Ben : je suis venue ici boire un rhum… J’étais en crosse… Grimper pour la peau, c’est rageant, non ?
— Je m’en doute. Le client, tu l’as vu ressortir ?
— Oui, mais un bout de temps après. J’ai pensé qu’il avait causé avec le patron, Victor.
— Et qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il a filé au bout de la rue. Il avait une voiture, l’est grimpé dedans… Je l’ai plus revu.
— Qu’est-ce que c’était sa voiture ?
— J’ai pas vu… Pas française en tout cas : le derrière pointu, vous voyez ?
Je vois qu’il s’agit bien du même gars qui se trouvait dans le parking des Galeries le jour ou Triffeaut a été buté. Il est toujours sur place lorsqu’un meurtre se commet, ce brave homme.
— Comment est-il ? fais-je…
Elle me récite son habillement que je connais déjà.
— Sa gueule, parle-moi de sa gueule, Gilberte.
— Vous savez mon nom ! s’étonne-t-elle.
— Je sais tout, je suis l’homme qui a un radar dans le calcif !
Elle sourit.
— Il n’est pas beau : petit, maigre, noiraud. Il a une cicatrice blanche à l’angle du nez. Et un accent corse ou italien…
— En grimpant, il n’a pas eu une hésitation à la hauteur du premier étage ?
Elle est soufflée.
— Vous alors, vous savez tout ! répète-t-elle. Oui, il a pris le couloir en regardant les numéros des portes, je lui ai dit : « Non, c’est au-dessus ! »
Je jette vingt balles sur la table.
— Ça suffit comme ça. Tiens-toi peinarde, on aura peut-être besoin de ton témoignage un de ces jours. Si tu es réglo, on te cherchera pas de suif !
Et je vais au téléphone pour affranchir Mignon de ce qui se passe et lui demander de foutre tous ses boy-scouts au panier d’un gars vêtu de bleu clair, coiffé de marron. Brun de peau, petit de taille, agrémenté d’une cicatrice blanche et d’un accent corsico ou rital et qui balade sa couenne dans une Lancia ancien modèle !
Ça fait une paie que je n’ai annoncé ma rognure à la Rhumerie Martiniquaise. L’occasion qui ne s’est pas présentée, vous savez ce que c’est ? Et pourtant j’aime bien ce coin parce qu’il me fait poirer. C’est là que je mesure combien Paris peut être fabriqué à certains moments et à certains endroits.
Une foule d’artistes plus ou moins talentueux (plutôt moin !), de bougnouls fils de rois nègres (ou de nervis marseillais), de pépées qui se croient intellectuelles et qui en profitent pour ne plus se laver le prose, hante ce coin en buvant du punch et en échangeant à voix sonore des idées définitives sur des sujets qui n’intéressent personne. Là-dedans, y a que les garçons qui restent vraiment humains, vraiment sincères… Eux ils n’ont qu’un but dans l’existence : se rappeler les commandes et ne pas laisser filer un mec qui n’a pas payé…
J’arrive jusqu’au comptoir, je trouve une place entre un Noir jaune et un Chinois bronzé et je commande un blanc froid.
C’est bon pour la grippe. Ça vous grimpe directo dans la calbasse.
Je bigle posément autour de moi, déchiffrant les frites qui grouillent. Je finis par sortir du lot deux barbus. L’un est brun, l’autre blond. Celui qui est brun ne m’intéresse pas. Du reste il est seul à une table et potasse un bouquin énorme.
Читать дальше