— Il avait besoin de quatre-vingts francs : une dette urgente, m’a-t-il dit. Il les lui fallait avant midi. Moi je pouvais pas : où ce que je les aurais pris ? Il m’a dit de demander une avance sur mon mois à M. Magnin. Mais j’ai pas voulu : M. Magnin, c’est pas l’homme des avances…
Je ricane :
— Tu parles !
Et j’insiste :
— Alors ?
— Ben, alors c’est tout. Philippe… Enfin, M.Tuyé m’a dit que je l’aimais plus et il m’a renvoyée.
Un beau petit barbiquet des familles, le Tuyé…
Je vois le topo.
— Bon, tu es gentille, ma poulette. Te casse pas la nénette ; les hommes sont tous plus fumelards les uns que les autres…
A la revoyure…
Je file : juste à cet instant la lourde se déboucle et le couple en délire apparaît, les yeux cernés de reconnaissance, les guiboles en caoutchouc mousse.
— Alors, je leur fais, on est de retour ?
Ils sont tellement ahuris qu’ils ne répondent pas et s’engouffrent dans la descente d’escalier. C’est pour se casser le naze au premier contre les mecs en blouse blanche qui emportent la dépouille de Brioux, feu le damné pape des lucyfériens.
Comme reprise de contact avec l’existence, c’est assez fumant. M’est avis qu’ils ne sont pas près d’y revenir, au Mont-Chauve.
Le gros tas de saindoux est avachi derrière son registre des entrées. Devant la lourde de l’hôtel, une foule dense se presse, avide d’émotions. L’ambulance, ça attire les badauds comme le colombin attire les mouches. Les bons petits Français moyens, ils aiment quand il y a de la casse. A condition de pas la payer, nature. Servez-leur une bagarre entre poivrots ; une fille en rogne invectivant une clille ; un mari trompé dérouillant sa femelle ; un accident de bagnole ou un zig sur une civière et vous les voyez radiner presto, sans s’inquiéter du lait sur le feu, l’œil grand ouvert, la narine palpitante ; jouissant déjà, se racontant des fariboles… Les messieurs en profitent pour cramponner l’aileron des poufiasses, les mômes pour secouer les fruits dans les paniers des ménagères : là c’est pour le coup que la route des agrumes est ouverte ! Tout le trèpe jacasse. Une vraie volière. Les cognes radinent itou en ordonnant de circuler, mais on s’en tamponne la pierre à huile.
Effondré, littéralement, il est, Magnin… Sa bouille faisandée a des tons verdâtres et ses yeux semblent en train de pourrir doucement, dans l’ombre de sa niche.
— Je suis déshonoré, il me fait, triste à dégueuler.
Venant d’un gars comme lui, c’est poilant, ce mot.
— T’en fais pas, je lui fais. Ça vaut mieux que d’attraper la polio. L’honneur, de nos jours, c’est ce qui revient le plus chérot d’entretien.
Je lui mets une bourrade dans les côtelettes, histoire de le revigorer, mais elle manque de le faire basculer de sa chaise.
J’ai juste le temps de le harponner par ses bretelles.
— T’as autant de nerfs qu’une bouse de vache, je remarque.
Il fait un petit mouvement plein d’humeur, comme les fiotes.
— C’est pas le tout, mon trognon, faut me dire où je peux dégauchir la môme Gilberte, j’ai à lui causer…
— Misère ! il soupire, c’est la ruine. Si les souris apprennent que je les ai balancées, elles vont déserter ma crèche !
— T’occupe pas, j’irai molo…
— Tout de même.
La bonne moutarde de Dijon s’amène dans mon nez à la vitesse d’un express.
— Marre ! Si tu voulais pas d’histoire, t’avais qu’à aller vendre des cierges au Sacré-Cœur… Allons, Gilberte ?
— Vous la trouverez au bistrot d’à côté chez Tintin… Une rousse avec un manteau de panthère…
— Gi go !
Je l’abandonne à son désespoir.
Le bistrot d’à côté est un café-tabac parisien, inutile donc de préciser. Un type grisonnant, avec une allumette dans les dents et un gilet de laine marron, regarde la vie au milieu d’une pyramide de cigarettes.
Je m’annonce sur le rade et je commande un petit rouge au garçon. Puis je me détourne pour mordre dans l’horizon du bistrot.
J’aperçois Gilberte, toute seule à une table, fumant une américaine avec des mines voluptueuses. Elle regarde autour d’elle pour vérifier s’il y a à portée de son charme un clille possible. Mais pour l’instant, c’est assez désert. Excepté deux facteurs qui bouffent du saucisson dans un coin et un vieux gland qui sirote un Vittel, c’est l’heure creuse. La Gilberte ferait plus de chiffre d’affaires si elle arpentait un coinceteau plus populeux. Mais comme elle bouillave en extra, à la discrète, presque en honnête femme, elle ne prend pas de risques et se terre dans ce troquet où des habitués peuvent venir la retrouver.
Elle a vu que je la regardais et elle fait ce que font toutes les pépées en pareil cas : elle écrit huit mille huit cent quatre-vingt-huit avec ses fesses sur sa banquette.
Ses cils interminables battent précipitamment façon : « Me regardez pas comme ça, vous me communiquez un doux émoi. »
Moi j’accentue mon coup de charmeuse. Je prends mon verre et je m’approche de sa table, comme font les G.I.
— Vous permettez ? je lui fais.
Elle joue à l’enfant de Marie.
— Oh ! monsieur…
Ces giries sont pas faites pour m’intimider. Je pose mon pétrus à côté du sien.
Elle est pas mal baraquée du tout, cette cocotte. Rousse, des lèvres sensuelles, un corps usiné dans les ateliers Maserati. Du gentil lot avec lequel on doit passer un moment agréable.
— Soyez pas farouche comme ça, je rigole. Ça fait province… Vous prenez quelque chose ?
— Un Martini.
Je dis au garçon d’amener des consos de choix.
— Vous attendez quelqu’un ? je demande.
— Non…
— Alors je ne vous importune pas ?
— Mais non…
— On vous a déjà dit que vous aviez les plus beaux cheveux du monde et de ses environs immédiats ?
— Ce que vous avez l’air baratineur, vous !
— Faites pas attention, c’est de naissance ! Vous ne trouvez pas qu’on serait mieux dans un endroit plus tranquille ?
Prudente, elle fait :
— Qu’appelez-vous un endroit tranquille ?
— Comme si vous ne voyiez pas ce dont je veux parler…
— Mais…
— Juste à côté il y a un petit hôtel qui se vante d’avoir de l’eau chaude, on va voir si c’est vrai ?
— Vous allez vite !
— Pourquoi perdre un temps inutile ?
— C’est que…
— Quoi ?
Je me demandais comment elle abordait la question grisbi, mais je sens que nous y venons.
— C’est que je n’ai pas de situation… Je travaillais chez un négociant qui a fait faillite.
Je laisse aller. Son petit couplet est soigneusement mis au point.
— Vous comprenez, les temps sont durs… Je ne veux pas songer à la bagatelle en ce moment. J’allais justement au bureau de placement. Je dois ma location et…
— Bref, je dis, tu veux combien pour passer un petit moment ?
— Au moins cent francs…
Je la considère, puis j’éclate de rire. Ce que les poufiasses sont gonflées tout de même ! Et dire que vous vous y laissez tous prendre, bande de cornichons à deux jambes ! Tous, tant que vous êtes, les plus méfiants, les plus radins, les plus malins ! Les durs, les mous, les cons, les autres ! Tous, moites, bêlant, tremblant, godant, bavant, mouillant lorsqu’une poule vous balance des vannes en même temps que sa paire de roberts sous le nez ! Son parfum Uniprix vous ensorcelle et vous êtes tous prêts à vendre la ferme et les chevaux pour la grimper au premier hôtel venu.
Depuis que la mère Eve a fait le coup au père Adam, tous les bonshommes se comportent commaco. C’est ça, le péché originel. Et voilà pourquoi vous êtes des fleurs de nave !
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