San-Antonio
Tout le plaisir est pour moi
Les personnages constituant ce remarquable ouvrage sont d’une vérité criante. Toutes personnes qui prétendraient se reconnaître en ces pages d’anthologie seraient purement imaginaires et fictives.
S.—A.
Au docteur Guillotin afin de lui montrer que malgré lui, je n’en fais qu’à ma tête,
S.—A.
La journée a été rude. Nous avons eu affaire à un client coriace que les torgnoles de Bérurier n’impressionnaient pas. Pour essayer de lui arracher un mot, un seul, manière de pouvoir le situer comme baryton ou basse noble, nous avons déployé les multiples ressources de notre imagination. Jugez-en : nous avons eu recours tour à tour : au tire-bouchon à pédale ; à la lampe à souder valseuse ; au presse-purée à musique ; à la jarretelle voleuse ; au brosse-méninges ; au rouleau Raymond ; au suppositoire diabolique ; et au sésame-ouvre-la sans résultat. Tous les menus sévices (chez nous, quand on se met à table, le sévice est toujours compris) ont été lettre morte : l’homme continuait d’afficher « fermeture annuelle » jusqu’à la Saint Trou, dont la fête ne tombe pas ce jour-là, mais sur un os. J’allais sortir mon arme secrète, celle qu’on n’emploie que dans les cas désespérés ; c’est-à-dire lui lire à haute voix tous les articles que M. François Mauriac a rédigés depuis sa sortie de la maternelle jusqu’à sa sortie du Figaro, lorsque l’inculpé, trompant notre vigilance, est parvenu à griffonner d’une écriture déliée sur une feuille de papier à cigarette l’avertissement suivant : « Excusez mon silence, suis muet de naissance. » C’était un bel alexandrin qui, nonobstant son rythme harmonieux, expliquait bien des choses.
À la faveur de ce texte concis, nous nous sommes aperçus, mes vaillants boy-scouts et moi-même, que l’inspecteur principal Pinaud avait appréhendé, non pas l’assassin que nous recherchions, mais son voisin de palier, un fort digne homme au demeurant, professeur de langues fourrées orientales à l’institut des sourds-muets de Bois-Colombes.
En fin de journée, Béru a appris par les Ponts déchaussés qu’on avait repêché dans la Seine (et dans l’intervalle) le cadavre du véritable coupable qui se sentant traqué, a préféré déposer son bilan.
Toutes ces périphéries, comme dit le Gros, m’ont cloqué une migraine de cheval effrayante qu’à mon avis, deux comprimés d’aspirine et un double Scotch sont susceptibles de conjurer.
À l’instant où je me lève pour mettre ces modestes projets à exécution, le bigophone joue le refrain de Dring-dring et je décroche. Le standardiste m’avise qu’une dame est en bas et demande à « m’causer ».
Il relaye ma question jusqu’aux cornets acoustiques de la visiteuse, laquelle fait répondre que c’est personnel. Je vous parie n’importe quoi contre ce que vous voudrez qu’il s’agit d’une admiratrice. C’est inouï le nombre de frangines qui aspirent à me connaître depuis qu’elles ont lu dans mes confidences ma recette du biberon autonome et celle, plus téméraire encore, de la mandoline à touffe. Y a des jours, ma parole, quand le temps va changer surtout, où je suis obligé de mettre des chevaux de frise autour de mon pageot pour être certain d’en écraser peinard. Et encore faut que les barbelés soient branchés sur la haute tension pour résister à ces saboteuses. Je ne sais pas où elles se sont procuré les plans secrets du slip kangourou, les voraces, mais toujours est-il qu’il vaut mieux se faire poser un antivol Nœudman sur la fermeture éclair médiane si on veut vraiment ronfler sans arrière-pensée. Chaque jour il en radine au Poulardin’s Office. Elles affirment qu’elles veulent me voir au sujet de l’affaire Bediglas, et quand elles sont devant moi elles commencent par s’asseoir en retroussant leur jupe jusqu’à leurs boutons de jarretelles inclus en me demandant ce que j’ai voulu dire à la page 118 de mon précédent bouquin lorsque j’écris que les femmes sont, à l’amour, ce que les fers à friser sont aux moustaches des colonels en retraite. Je suis obligé de biaiser pour me dépêtrer de ces curieuses, et c’est chaque fois du temps perdu.
Vous le savez, j’ai pas l’habitude de rechigner quand on me demande de jouer l’acte deux de Casanova au service de la France ; seulement j’aime à choisir moi-même mon cheptel. Rien de plus déprimant que les névrosées dont les fringues ne tiennent que par un fil blanc, tout comme leur malice, et qui se retrouvent à loilpé en face de vous sitôt que vous leur demandez leur prénom usuel.
Dans le cas présent, je décide de ne pas recevoir la dame signalée aux étages inférieurs. J’ai rambour ce soir avec une délicieuse brunette d’origine ibérique à qui j’ai projeté de faire le grand jeu, et je ne tiens pas à me disperser.
— Dis-lui d’aller se faire estimer ailleurs ! enjoins-je au préposé.
— Bien, patron.
Là-dessus, je serre distraitement la pogne visqueuse de Béru, celle cartilagineuse de Pinaud et je me brise comme une coquille d’œuf sous le postère de Gabriello.
La journée finit en beauté en ce jeudi de juin. Un soleil doré à la feuille joue du Van Gogh en solstice sur Paris et ne semble pas du tout décidé à aller se zoner derrière le mont Valérien. Y a de la poussière blanche en suspens dans l’air, des senteurs de femmes et de fleurs en deçà de la grille de la Grande Taule — laquelle renifle avant tout le mégot désaffecté et la chaussette de laine surmenée.
J’ai laissé ma charrette dans une rue adjacente (afin de mettre plus vite les adjas) et d’un pas mou je la rallie. J’aime le début de l’été, à cause de l’or du soir qui tombe et des voiles z’au loin descendant vers Harfleur. On a l’impression d’exister en plein tarif, sans accorder de billet de réduction au destin. Les journées sont longues et légères. Bref, on en a pour ses soucis.
Au moment où je délourde la portière, j’entends un bruit de femme qui court. C’est caractéristique, ça ressemble au clapotement d’une vieille machine à coudre. Machinalement, je me retourne et qu’avisé-je ? Une délicieuse petite dame frisant la vingt-cinquaine ; blonde comme les Vénitiennes quand elles ne sont ni brunes ni rouquines, roulée comme une gitane maïs et vêtue d’un délicieux ensemble en flanelle bleue avec un col large doublé blanc et un corsage en tissu imprimé.
Elle fait de grands gestes. Je me retourne pour voir à qui s’adressent ces signaux de détresse (sémaphore et fais reluire) ; je ne vois personne et conclus avec sagacité que c’est à moi qu’elle en a. La voici à ma hauteur. Elle se comprime la poitrine, ce qui est dommage car elle l’a belle et bien accrochée.
— Vous êtes monsieur le commissaire San-Antonio ? halète-t-elle.
— Si fait, madame, rétorqué-je, comme un homme qui a lu les Trois Mousquetaires et qui veut que ça se sache.
— Il faut absolument que je vous parle !
— C’est vous qui avez demandé après moi tout à l’heure ?
— Oui. Je vous ai reconnu quand vous êtes sorti. Et je me suis permis de…
Elle a du mal à reprendre son souffle car son sprint a été féroce.
Je n’ai pas l’habitude d’être muflard et surtout pas avec des mômes de ce style. Je la prendrais volontiers comme partenaire pour tenter le record du monde de durée en patin-roulé toutes catégories.
— Montez dans ma voiture et reprenez votre respiration.
Elle obéit. Une fois assise, elle paraît retrouver son rythme cardiaque idéal et tourne vers moi un merveilleux visage bouleversé et bouleversant.
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