San-Antonio
Papa, achète-moi une pute
PAPA, ACHÈTE-MOI UNE PUTE
Chronique de la vie privée
d’un commissaire très spécial sous
le second mandat de François Mitterrand.
A Jacques Dartus,
le tigre de mon moteur.
Fidèlement,
San-A.
Il n’est pas grave de ne pas comprendre les mystères de la vie. Ce qui est grave, c’est de les nier parce qu’on ne les comprend pas.
SAN-ANTONIO (Epitrerie 5 du Culte de la Digue)
JE VAIS TE NARRER
L’ÉVÉNEMENT…
Je vais te narrer l’événement le plus surprenant qui se soit produit depuis que l’homme a déféqué sur la Lune.
Une histoire, non pas à dormir debout, mais à vivre couché !
Un fait sans précédent, dont, après ce livre, on parlera probablement pendant tout le millénaire qui se pointe, et peut-être même au-delà.
Une chose pareille, les sonotones des sourdingues explosent en l’écoutant ; les dentiers des gâteux s’émiettent d’aider à en causer. Les érudits en perdent leur latin, les petites salopes leur culotte, les boussoles le nord, les cordonniers leur alêne, les coureurs de fond leur haleine, les financiers notre argent, les travailleurs leur emploi, les boulimiques l’appétit, les gens lucides connaissance, les avocats leur droit, les mots leur sens ; il n’y a que les patients dans les antichambres des dentistes qui ne perdent rien pour attendre.
C’est te dire !
Un phénomène de ce genre, moi, depuis le miracle de Fatima — en conséquence duquel le soleil gambadait dans le ciel —, franchement, je vois rien qui lui fasse de l’ombre.
C’est extravagantissime.
On doute de ses sens. De Saint-Saëns.
On se dit qu’il doit y avoir un truc, une combine. Que c’est un coup monté !
Un canulard.
Un projet d’arnaque.
Tant tellement ça échappe à la réalité, à la raison, à la règle de trois, à celles de ta bonne femme. Ton esprit part en diarrhée.
On se tripote la matière grise, que, des fois, elle aurait des ratés, qu’elle lubrifierait plus bien. On a envie de psychanalyser le sujet, de le trépaner (comme une escalope de veau) pour lui mater le bulbe à l’air libre, souffler dessus, des fois qu’il serait resté de la poudre d’emballage après.
Mais que je te bonisse, raconte, expose les faits, de la cave au grenier.
Tout commence à table, chez nous autres, pendant le dîner. M’man nous a mijoté un de mes régaux (pluriel de régal) : la brandade de morue. Naturellement, Toinet qui a hérité mon esprit appelle ça de la branlette de morue ; mais nous, on sourcille pas et on s’abstient de rigoler pour le faire chier. Après la « branlette », elle nous sert un brie phénoménal, Féloche. Le frometon le plus proche de Paris. Le brie de Meaux, même Bossuet a l’air d’un con, comparé. Coulant à cœur, presque juteux (pas Bossuet : le brie). Du foutre battu en neige ! Un nectar. Avec ça, je te prie que mon beaujolpif cultivé par le frère de Bernard Pivot en personne n’a pas l’air de faire de la figuration. Pour dessert, ma brave femme de mère nous a préparé une tarte aux pommes, pâte extra-fine, croustillante à chier debout ! Si t’as pas encore briffé, tu dois dégouliner des babines en lisant ce descriptif.
Une chose me bat les noix : à tout moment, Toinet se retourne pour mater la vieille pendule à balancier qui nous vient de notre Dauphiné d’origine. Au départ, je pense qu’il a en perspective une émission téloche, genre ouesterne : « John Wayne sifflera trois fois » ! Qu’à la fin, comme il torticole de plus en plus rechef, je me fâche :
— Mais bon Dieu, môme, qu’as-tu à te détroncher sur cette horloge ?
Il mord dans son triangle de panne ; pardon : dans son triangle de tarte. Lui, s’il a pas la bouche pleine, il a du mal à répondre aux questions abruptes.
— C’t’à cause de cette visite dont m’a annoncé Bruno, qu’il désarticule, la clape bondée comme le R.E.R. un jour de grève perlée.
— Quelle visite ?
— Celle à ma tante.
— Tu as une tante, toi ?
— Tout le monde en a, non ? Même Jacques Chazot !
— Mais on ne l’a jamais vue !
— Jussement, è vient se montrer :
— Qu’est-ce que c’est que cette baliverne ?
Il avale à la Béru, d’un coup de glotte qui équivaut à la décharge d’une trombe d’eau de vouatères performants.
— Mon pote Bruno est voyeur. Il devine les choses par avance. Ça y prend de temps à autre. Des visions comme qui dirait. Y soubresaute et son regard devient comme un qui se taille une plume. T’t’à l’heure, juste qu’on sortait d’classe, ça lui arrive justement. Il se tourne vers moi que je marchais pile derrière lui. Il me dit, d’un ton bizarre : « T’as une tante qui va viendre c’soir faire du chabanais chez vous : une grande carne av’c un œil qui tourne. »
— Et tu l’as cru ?
— Bruno s’goure jamais. Si je te dirais, la semaine dernière, il nous a annoncé que le prof de dessin allait se faire emplâtrer par une bagnole et ça n’a pas raté. Quèques jours du paravent, il a dit à Riton Bédole que sa frangine allait se faire dérouiller par leur voisine qui la prendrait en train de pomper son mari dans l’escalier de la cave, et la chose s’est produit !
Je regarde Toinet d’un air probablement effaré.
— Tu débloques, fiston ! Le don de voyance, ça n’existe pas en dehors des scènes de music-hall. Il vous chambre, tous, ton copain Bruno. Vous prend pour des cavillons !
M’man, qui n’a pas suivi notre beau discours, occupée qu’elle était à préparer le caoua, s’annonce presto.
— Tu sais, Antoine, que la sonnette de la grille ne marche plus. Je regrette la bonne vieille clochette rouillée que nous avions. Une dame piétine devant notre porte et elle a beau s’escrimer sur le bouton, on n’entend rien. Va lui ouvrir, Toinet !
Le môme me virgule un regard triomphant. Ma déconfiture est totale. Je me lève comme un dont c’est le tour d’aller se faire faire un toucher rectal.
— Je m’en occupe, coassé-je, n’ayant même plus l’énergie de croasser.
C’est une grande femme, moche, brune, mal coiffée, dont les cheveux sentent la friture. Le teint jaunasse, des grains de beauté de Corinthe plein la frite et un œil qui sartrise vilain.
Elle porte un manteau beige, jaspé d’auréoles irragoûtantes, des collants épais et accordéoneux, de gros souliers à talons plats. Son expression est aussi avenante que celle d’un tortionnaire de la Gestapo qui vient de se faire traiter d’enculé par un détenu israélite.
— Madame ? m’enquiers-je à travers la grille.
— Vous êtes monsieur San-Antonio ?
Sa voix me fait penser à une lame de scie rencontrant un clou rouillé dans une planche.
— C’est à quel sujet ?
Et sa réponse me prend en écharpe, traînant mon mental sur une centaine de mètres :
— Je suis la tante d’Antoine .
Alors là, c’est dur à surmonter ! Tout tourne, tout Jacques, tout Chancel !
— Comment cela, sa tante ? gabouillé-je en faisant un bruit de médius investissant frénétiquement une chatte déjà conditionnée par la projection d’un film porno.
— La sœur de feu son père, si vous préférez ! On peut causer ?
Je délourde sans un mot, puis la fais entrer et la suis jusqu’au perron, la tête et la queue basses.
M’man montre un bout de nez inquiet. J’ai la force de la rassurer d’un sourire et lui fais signe de boucler la porte de la salle à manger. Juste à côté, il y a une petite pièce qui sert éventuellement de salon, mais on préfère le séjour, aussi l’utilise-t-on rarement. Tu y trouves le piano droit, assoupi, sur lequel je me suis respiré en pure perte « La Lettre à cette pauvre connasse d’Elise » quand j’étais moujingue et que m’man m’espérait Mozart bis. Il y a le tabouret à pas de vis dudit, un petit canapé, une bibliothèque vitrée sans style et quelques tableaux de famille dont je préfère ne pas te parler, pas te flanquer la gerbe avec mon ascendance. La grande vilaine pose son derrière anguleux sur le canapé. Elle pue de partout. Du dedans et du dehors. Je la situe carne immonde d’entrée de jeu. Son regard incommodant parvient, pour peu que tu examines chacun de ses yeux séparément, à traduire une nature intensément et définitivement salope. Pas salope du cul : salope du moral. Cette mégère te foutrait à l’eau pour deux francs et donnerait sa chemise libidineuse pour qu’onc ne t’en retire.
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