— Salut, Bruno ! lui lancé-je gaillardement.
J’ajoute :
— Je suis le père adoptif de Toinet.
Il opine. Les grandes personnes qui viennent le faire chier en pleine Diligence perdue à la téloche n’ont pas droit à sa sympathie spontanée. Il attend ma suite.
— Tu avais prédit à Antoine la visite de sa tante : elle s’est produite, l’informé-je.
Lui, ça ne le déconcerte pas le moins puisqu’il l’avait « vue ».
Son œil visible me darde. Le second aussi peut-être ? Quand t’as le don de double vue, c’est pas un verre opaque qui va te chicaner !
— Il t’est venu comment, ce flash, mon petit Bruno ?
— Je vous l’ai dit, intervient le paternel, c’est un élan irréfléchi.
Vieux con ! Toujours se porter en avant-garde, alors qu’il est la deuxième roue de la brouette !
Le môme n’ajoute rien à la déclaration de son daron, pas même un acquiescement de tête.
— J’aimerais savoir si, parfois, Antoine te parle de ses origines ? Par exemple, il te l’a dit que je ne suis pas son vrai père ?
Le petit mulot borgnocol secoue la tête.
— Non.
— Non, quoi ?
— Il dit que vous êtes son père. Le commissaire San-Tantonio. Il est fier de vous.
Ces paroles me caressent l’âme en commençant par l’entrejambe. Cher Toinet. Comme il est bien « nôtre », pour de bon, pour toujours. J’évoque la vieille guenille puante qui ose nous le réclamer et l’envie de l’éventrer à coups de talon me rempare. Qu’elle s’avise de la ramener encore et je lui fais bouffer sa culotte douteuse.
— Il a mal à un œil ? demandé-je à Eugène.
— Il fait un petit défaut de parallélisme oculaire, rien de bien méchant.
— Dis-moi, Bruno, cette tante que tu lui as annoncée, ça l’a surpris ?
— Je ne sais pas.
— Il ne t’a pas dit qu’il ne voyait pas de qui tu voulais parler ?
— Non.
— Il t’a cru ?
— Oui.
— Tu lui avais déjà prédit des trucs ?
— Oui : la semaine d’avant.
— Quoi donc ?
— Qu’il aurait zéro à la compo d’anglais.
— Et il a eu zéro ?
— Il ne vous l’a pas fait signer ?
— Pas encore.
— Il l’a déjà rendue, pourtant, assure le chenillard.
Hé ! dis, il me fait du contre-carre, le gars Toinet. Tu veux parier qu’il imite mon paraphe, ce petit faussaire de merde ? Je me promets de régler ça en rentrant.
— Je peux retourner à la tévé ? demande Bruno-la-vache à son paternel.
Ce dernier murmure :
— Vous n’avez plus rien à lui demander ?
— Non.
Le mouflet se taille mais, juste comme il franchit le seuil, il ravise et me dit :
— Faudra changer votre roue arrière droite, m’sieur, y a un type qui vient de la crever avec un tournevis !
— Tu l’as vu faire ?
— Oui.
— Depuis la fenêtre ?
— Non : pendant le film à la télé.
Et bon, c’est exact que ma Maserati a un petit air penché des plus fripons.
S’il y a un truc que j’abomine, c’est de changer une roue de carriole. Déballer ce bouzin du coffiot ! Assurer le cric (qui me croque) ; ôter les écrous des goujons (folichons) ; retirer la roue zinguée, la remplacer par l’autre ! Une Maserati a des boudins monumentaux, espère ! Me voilà salopé complet quand j’ai réparé le désastre. On va bientôt plus pouvoir rouler dans une caisse de luxe. Naguère, ils en avaient seulement après les grosses ricaines chromeuses, les vandaux, mais respectaient la tire grand sport, s’inclinaient devant la beauté mécanique. A présent c’est fini, nini. On lacère les manteaux de fourrure et les grosses cylindrées. Bientôt, on tailladera le bide des obèses, pour leur apprendre à capitaliser les calories, ces insanes !
Je la vois se profiler, la vieille guinde d’occase, un peu pourrie. Faudra que je me fourre mes goûts de bolides fringants dans la soutane pour rentrer dans le rang. Peut-être devrai-je même rabattre sur l’héroïque Solex ou la Vespa de tireurs romains. Même une grosse bite, t’auras plus le droit de la déballer, je sens venir. Un zizi de plus de quinze centimètres hors tout sera interdit de fornication, pas complexer les petits bitouneux lamentables qui trempent le biscuit façon bouvreuil, vite fait, mal fait, dans les pots de compassion. La queue aussi deviendra signe extérieur d’agressivité, de richesse. Insulte à la foutriquerie universelle.
Bander dur te vaudra la correctionnelle pour concurrence déloyale. On n’osera plus aller aux asperges avec un mandrin vigoureux. Faudra montrer pine molle avant de postuler. Avis à la copulation, citoyens !
Fumelard qui me poignarde mon beau pneu quasiment neuf !
Depuis sa fenêtre, Eugène Malvut me regarde escrimer. Tu veux parier qu’il prend un panoche mémorable, ce chafouin de merde ? Il a le genre à se délecter du tracas des autres. Tellement fiérot que son lardon branché sur le surnaturel m’ait annoncé l’avaro ! Preuve supplémentaire de sa voyance.
Lorsque j’ai achevé de réparer le désastre, je réintègre ma Quattroporte, en sueur et rogneux comme je te dis pas. Je largue les rivages bitumeux, balisés de crottes de clebs.
Qu’à peine j’ai parcouru une centaine de mètres, je pile. Tu sais quoi ? Un clodo de banlieue. Ce sont les plus chouettes. Des poètes, souvent. Il est enroulé dans des hardes et se tient blotti dans le renfoncement d’un bâtiment administratif, genre « recette municipale », là que les pégreleux viennent apporter leur carbure à un enfouilleur de l’Etat surpatenté et teigneux sur les retards, comme si la fraîche était pour sa pomme ! Y aura toujours des chiens de garde partout, pour faire tarter les chiens errants.
Je m’arrête à son niveau et saute de ma guinde. Il ne dort pas. Son regard gélatineux brille à la lumière d’un lampadaire. Ses lèvres ripolinées par le gros rouge me sourient large.
— Salut, camarade ! lui dis-je.
Il claironne :
— T’aurais pas une petite pièce de dix balles pour moi, mec ?
— Non, réponds-je, par contre j’ai un billet de cinquante !
Je lui tends l’irragoûtante coupure molle et bleutée. Elle fait flamboyer ses falots.
— T’es un ami, m’assure le digne homme d’un ton pénétré.
— Place pas ça en dollars, conseillé-je, y a trop d’embûches.
— T’es louf, mon pote ! J’adore faire travailler le vignoble français.
Pour preuve, il dégage de ses oripeaux un litron dont le voyant lumineux clignote pour annoncer son assèchement imminent.
— Tu es ici depuis longtemps, camarade ? m’informé-je.
Et lui, pas con, tu devineras jamais ce qu’il me rétorque. Il dit :
— Depuis un peu avant qu’on ait saccagé ton pneu, mon gars, si c’est ça qui t’intéresserait.
— Oh, merde ! m’écrié-je, je sens que j’en ai un second pour toi !
J’extrais un deuxième talbin à peine moins gerbant que le précédent. Il le cueille délicatement, du bout de ses doigts qui émergent, cradoches, d’un gant dépenaillé.
— T’aimerais savoir qui t’a maquillé ce coup, l’ami ?
— Moi, je vais te le dire, coupé-je, t’auras qu’à confirmer ou infirmer. C’est un gamin maigrichon, avec des lunettes, non ? Il sortait de cet immeuble, là-bas, et il y est rentré une fois son coup de lardoire administré.
— Gagné ! rigole le clodo. C’est moi qui devrais te filer cinquante pions, l’ami.
Je me casse, lui balançant des gaz hautement nocifs dans les naseaux, mais pour lui, ça ou du 5 de Chanel, c’est kif-kif bourricot !
Et qu’en drivant ma somptueuse, je gamberge de la manière ci-dessous : il n’est pas duraille de prédire à un gus qu’il va trouver son pneu arrière droit à plat après qu’on l’eut soi-même crevé. Partant, si ce trou-de-balle monœillé a besoin de perpétrer les choses qu’il prédit, c’est qu’il n’a pas davantage de don de voyance que cette vieille capote anglaise usagée sur laquelle j’ai manqué déraper ce matin, en sortant de la messe. Donc, le môme n’a rien d’un phénomène, et tout d’un arnaqueur. Re-donc, il n’avait pu prévoir la visite de la tante Turpousse ; ce qui revient à dire qu’une étrange combine s’élabore, dont la finalité m’échappe, entre les Malvut (père and son ) et la puante parente de l’infortuné Toinet. Me fais-je-t-il comprendre ?
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