L’autre est en joyeuse compagnie. Trois potes et deux souris existentialistes jacassent plus fort que lui, si c’est possible. Ils se racontent de joyeuses gaudrioles et me paraissent un peu schlass.
Je prête l’esgourde. C’est duraille de percevoir ce qu’ils bonnissent au milieu de ce brouhaha. Faut drôlement ouvrir ses étagères à mégots. Enfin j’entends l’une des filles appeler le barbu blond Phil… Ou je me fous le doigt dans l’œil ou ce charmant garçon est Philippe Tuyé, le pensionnaire du Mont-Chauve !
Satisfait, je commande un autre glass et je le sirote avec la même dévotion. Ce type paraît très excité. Il a dû biberonner comme une vache et maintenant il se prend pour Picasso et Matisse réunis.
Je demande mon ardoise au garçon. Je lui allonge un bif royal et je lui dis :
— Soyez gentil, mon pote, allez dire au petit barbichard blond, là-bas, s’il s’appelle Tuyé on le demande au téléphone, vu ?
Il me cligne de l’œil.
— O.K…
Je finis mon punch blanc, je croque la rondelle de citron qui rampe sur les parois du verre et, tranquillement, je me dirige vers la cabine téléphonique qui se situe dans l’arrière-salle, région des gogues…
Je n’attends pas longtemps. A peine ai-je poussé la lourde vitrée que je vois radiner Tuyé. Il a une démarche un peu flottante et il fronce les sourcils pour essayer de rajuster ses idées. Ce gigolpince ne doit pas être très coriace, j’ai idée. Pour peu que je lui fasse le grand jeu, il posera vite son pacson.
Il arrive devant la cabine, me bouscule pour y entrer, regarde l’appareil tranquillement posé sur sa fourche d’ébonite, le décroche, écoute la tonalité avec un air surpris et ressort en coup de vent pour aller rouscailler à la caisse car il croit qu’on lui a coupé sa communication.
Moi je me tiens devant la lourde.
— Vous fatiguez pas, dis-je. C’est moi, le coup de téléphone.
Ses yeux bleus, inquiets, ont une lueur de détresse. Il me toise presque méchamment et demande :
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
En souriant je lui montre ma carte. Ça le dessaoule net. Il se met à remuer les oreilles comme un gaille qui vous regarde briffer.
— Je voulais t’éviter une humiliation devant tes potes, je lui fais. On n’est pas aussi vache que ça dans la police. Ecoute-moi, gamin, tu vas leur dire que tu es obligé de partir. Moi je suis au volant de ma tire, une traction, juste devant la crèche. Arrive, on ira parler dans un coin discret…
— Mais…
Je le regarde en souriant.
— Quelque chose à redire ?
— Je…
Il ne peut plus en piper un.
— C’est ça, tu…, lui dis-je. Tu fais ce que je te dis et tu me rejoins. Magne-toi parce qu’alors je viendrais te chercher à coups de pompe dans le cul, tu comprends ?
Je sors sans le regarder et je vais m’asseoir à mon volant en surveillant la terrasse du troquet.
A travers les vitres embuées, je le vois parlementer avec ses potes et leur serrer la louche.
Puis il endosse son duffel-coat et s’annonce. Comme il débouche sur le trottoir, il fait une brutale volte-face et fonce à toute vapeur dans la rue de l’Echaudé. En l’occurrence, l’échaudé c’est votre gars San-Antonio. Je le jugeais plus réglo, Tuyé, plus impressionnable ; vouloir blouser un malabar qui vous a montré une carte de représentant pour la maison parapluie, c’est d’un zig qui n’a pas un courant d’air dans le grimpant mais du plus solide.
Heureusement j’ai la détente rapide. En moins de temps qu’il n’en faut à un postier pour humecter les fesses d’un timbre, je suis hors de ma guinde. La rue de l’Echaudé est étroite comme l’intelligence d’un garde champêtre. Je trisse vite. Je veux que le chérubin à barbiche soit jeune, véloce et que la recuite lui flanque des ailes comme à Valentin, l’homme qui aurait plus de pot en volant aux étalages, moi j’ai sous le bassin une paire de manivelles que le champion olympique du marathon viendra me sous-louer le jour où il aura des cors aux pieds.
Je fonce et je rattrape le jeune homme au bout de cent cinquante mètres. Je le cramponne par le capuchon. Je m’étais toujours demandé l’utilité de ces machins, maintenant je ne me le demanderai plus. C’est une manette en quelque sorte.
— Eh bien ! fiston, fais-je, t’as oublié de fermer le gaz, que tu files si vite ? Je croyais que tu devais marcher droit…
Vite fait, il se retrouve avec une paire de bracelets aux pognes. Il les regarde d’un œil perdu.
— Voilà tout ce que tu y gagnes…
Le traîner jusqu’à ma voiture est un jeu d’enfant. Je le pousse dedans, je me place au volant et fouette cocher ! En route pour la maison poulets !
Pendant tout le trajet, il ne pipe pas mot. Il est très pâle et sa barbe fait ressortir son air défait. Je ne lui adresse pas la parlante afin de le laisser mijoter dans ses pensées. Elles ne doivent pas être roses…
En tout cas il est pas joyce, Tuyé, quand on débarque dans l’antre à Mignon.
C’est la première fois qu’il entre dans un burlingue de la grande turne avec de la ferraille aux pognes ; aussi il est pas fiérot.
Mignon n’est pas là. C’est l’heure du rapport, évidemment. Il est allé conférer avec le grand patron, lui exposer ses salades dactylographiées d’un doigt malhabile par un crâne mou de son service.
— Assieds-toi, fais-je au jeune barbouilleur.
Il pose son pétrusquin sur une chaise dépaillée et je lui enlève les poucettes. Je les glisse dans mes profondes, puis je file deux jolies beignes à cet enfant de salaud.
— C’est une simple formalité, je lui annonce, j’aime pas qu’on me fasse faire la course à pied, je suis pas payé pour ça, tu piges ?
Une tarte de mieux et il se fout à chialer, c’est couru.
— Bon, dis-je, tu n’es pas au courant de ce qui s’est passé au Mont-Chauve ?
Il baisse le nez…
— Si ?…
— Si, fait-il, j’avoue, c’est moi ! Je suis une ordure…
— Ma foi, tu as l’air d’en être tellement certain que je ne veux pas te donner le démenti. Alors c’est toi qui as fait le coup ?
— Oui…
— Pourquoi ?
— J’avais besoin d’argent… Je devais quatre-vingts francs à un camarade, je ne pouvais pas les lui rendre…
— Et, nature, tu as trouvé malin de buter un homme pour lui chauffer son larfeuille ?
Il écarquille grands les calots.
— Buter ? fait-il.
— Ben… C’est ce que tu viens d’avouer, non ? C’est toi qui as tué Brioux ? On a retrouvé son cadavre sous son lit, qu’as-tu fait de l’arme du crime ?
Là, si vous n’avez jamais assisté à un numéro de transformation instantanée, ôtez vite le bec-de-cane de votre magaze et radinez, ça vaut le ticket d’autobus ! Tuyé devient nettement vert. Il a des yeux hagards et il tremble tellement fort que si on lui attachait des grelots où je pense, on le prendrait pour une troïka.
— Mais… Mais je… Je n’ai tué personne ! balbutie-t-il…
— Tu débloques, môme… Ou alors tu me prends pour une portion de potiron, dis voir ? Voilà que tu te rétractes déjà ?
Il est envapé total. Siphonné à cent pour cent ! Il ne sait plus s’il s’appelle encore Tuyé ou si les escargots portent des bretelles mauves.
— J’ai tué personne ! J’ai tué personne, pleurniche-t-il…
Ça, je le crois sans mal. J’ai fait l’âne pour avoir du son et j’en ai eu ; alors vous parlez si je me tire-bouchonne. Ça lui fait les pattes à ce garnement. Les chocottes, c’est le commencement de l’honnêteté.
— Explique-toi…
— Je savais par la bonne de l’hôtel que Brioux était riche… J’ai eu l’idée d’aller dans sa chambre voir si…
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