— Evidemment, dis-je, c’est le nœud de toute l’histoire !
— Sans parler de la première victime : la femme Permezel…
— Celle-là, fais-je, je vais m’en occuper dès demain ! Je ne suis pas mécontent d’avoir procédé par ordre, je crois que cette journée a été assez fructueuse, non ?
— Tu parles !
— Pas de nouvelles de l’homme à la Lancia ?
— Non. J’ai fait diffuser son signalement et celui de la voiture. Il est malade, ce type, de zigouiller les gens au volant d’une voiture aussi repérable ! L’ira pas loin, c’est recta…
— Espérons. J’aimerais bavarder avec lui !
Ce mot « bavarder » le met en liesse, Mignon. Il imagine le topo. Les bavardages, c’est comme qui dirait sa spécialité. Il est devenu Principal, non avec sa tête, mais avec ses mains. Les beignes qu’il distribue ont le don de rendre loquaces les zigs issus d’un croisement entre une carpe et un sourd-muet, c’est dire !
Sur les portugaises, il cogne ! On n’y pense pas, et pourtant c’est efficace. Lorsque les manettes s’enflamment, on a la tête qui commence à bouillir !
Il y a aussi la question du chapeau, je murmure. C’est mystérieux, non, ce type qui vient se faire buter tête nue et qu’on retrouve coiffé d’un bitos trop grand pour sa pipe ?
— Si… L’affaire est intéressante, dit-il gourmand. Amenez-moi seulement un type et je le ferai parler…
— D’accord… Mais ne brusquons rien.
— Ce Pauvel, on n’aurait pas intérêt à le cueillir tout de suite ? Son coup de téléphone à Brioux est un motif suffisant pour que nous le qualifiions de suspect.
Il se frotte les paluches.
— Et y en a pas deux comme moi pour transformer les témoins en suspects et les suspects en coupables…
— Je sais… Pourtant je persiste à croire que Pauvel nous est plus utile libre qu’arrêté. Et puis c’est un genre de type peu intimidable, Georgel peut vous le dire…
— Hmm, hmm, grommelle Georgel…
— Avec moi, assure Mignon, tout le monde est intimidé.
Il fait virevolter lourdement ses pattes d’éléphant. On dirait de gros oiseaux de proie. Of course, quand elles atterrissent sur un portrait, ça fait du dégât et ça incite à la soumission…
— Rien ne presse, en tout cas, assuré-je, histoire de couper court.
— D’ac… On descend en biberonner un ?
Je regarde ma montre. Elle dix six plombes et des…
Mon rancart avec la petite secrétaire est pour huit heures.
J’ai le temps.
— Allons-y, je soupire. On a en effet droit à du réconfort en bouteille. A force de marner, on finit par oublier qu’il existe des Martini-gin.
Mignon se lève.
— Vous ne craignez pas les courants d’air ? je lui demande.
— A cause ?
Je lui désigne sa braguette.
— Parce que votre magasin est ouvert…
Il se marre et la boutonne.
— Pas de danger pour la caisse, fait-il, le vendeur est à l’intérieur.
DEUXIÈME PARTIE
NUIT BLANCHE
J’ai conservé de mon adolescence une fraîcheur d’esprit vraiment hors concours. Ainsi, lorsque je vais à un rembour, mon palpitant bat sur un rythme particulier. Je suis zému, parole ! Comme un collégien. Vous ne trouvez pas, vous autres, que c’est émouvant de rencontrer une femme ? J’entends : pour la première fois ? On se fait des idées, on bâtit, on l’idéalise, on mouille moralement. Bien sûr, je vous sors des tartines auxquelles vous ne pigez rien. Des emmanchés comme vous autres, pour qu’ils comprennent les grands sentiments, faudrait les rééduquer dans une école pour mous-de-la-tronche !
Enfin, ça fait plaisir de s’extérioriser, même devant des pots de géraniums ovipares ! Au fond toute la vie est ainsi : on montre ses richesses voilées à des gens ou à des choses indifférents.
Tenez, mon avantage principal, mon… Vous voyez ce que je veux dire ? Eh bien ! c’est à des murs que je l’ai fait voir le plus souvent ! Malheureux ? Non. Quand on pense à toutes les dames qui lâchent dix points pour s’installer devant une toile où on leur passe, à plat et en noir, la bouille de Michel Simon ! Oui, c’est triste !
Ah ! un premier rendez-vous ! C’est ce qu’on fabrique de mieux en matière de sensations doucereuses. La rencontre ! Chacun prend les mesures de l’autre. « Tiens j’avais pas remarqué qu’elle avait une tache de vin dans le cou… »
Et puis on se quitte, on se retrouve, la routine commence. Saloperie ! Le voilà bien le vrai chancre de l’humanité ! La grande bouffeuse d’illusions ! Le cancer de la poésie… Le morpion de la liberté…
La routine ! Avec ses habitudes grises, son accablante permanence ! Son prévu, son inéluctable… La routine, immuable, perfide, moisie, corrosive ! La routine et ses traites acceptées, ses oui sacramentels, ses bains de pieds du dimanche, ses un-an-et-un-jour, ses neuf mois, ses cinquante-deux semaines, sa chiotte de calendrier, son horloge parlante ! Au quatrième top il sera l’heure de vous faire tartir, l’heure de jouer à papa-maman, l’heure d’y aller du cigare, l’heure de mener les mouflets at the public school.
C’est sur ces pensées pessimistes que je débouche au Pam-Pam de l’Opéra. La boîte est comble. Beaucoup d’étrangers. Le quartier Opéra avec les Champs-Zé, c’est la m… pour ça : tous les Ricains, tous les Englishes, les Scandinaves, les Teutons hantent ces lieux. Ils sont désemparés par le Gross Paris et ils mijotent dans les lumières. Des fois qu’un apache leur planterait un portemanteau dans un coin d’ombre ? Y a des trucs plus cotons qui ne sont jamais arrivés !
J’avise la secrétaire de Pauvel, assise tristement au fond de la première salle, anxieuse. Elle guette farouchement la lourde. Probable qu’elle doutait de ma venue car, lorsque mes quatre-vingts kilos s’encadrent dans le tambour, elle a un sursaut d’allégresse et son vitrail s’illumine.
Elle s’est foutue sur son 31, la donzelle. Et vraiment elle vaut qu’on cloque la montre du grand-vieux au clou pour la sortir. Elle porte un tailleur jaune avec un col de panthère-imitation, qui lui va à ravir. Je sais pas si je vous l’ai dit, mais elle est rousse, plutôt acajou, et ça va admirablement avec ses flamboyants verts.
Pour les formes, ayez confiance, un aveugle retrouverait son chemin sur sa géographie… Quant à son tiroir-caisse, il est tellement bath qu’on ne peut plus regarder ailleurs lorsqu’on l’a repéré.
— J’avais dans l’idée que vous ne viendriez pas, murmure-t-elle en me tendant la main.
— Pourquoi, je suis à l’heure, non ?
— Oui, c’est moi qui étais en avance…
Je me dis qu’elles le sont toujours, la première fois ; seulement après, dès qu’elles ont mesuré le bonhomme, on peut venir au rendez-vous avec de quoi tricoter ou les mots croisés de Favalelli.
Je lui débite les salades d’usage : à savoir qu’elle est ravissante, qu’elle se loque avec un goût inouï, que son parfum est d’une rare délicatesse et qu’à côté d’elle, B.B. c’est zéro.
Elle gobe tout ça comme une demi-douzaine de fines belons et se trémousse vachement. Je me serre tout contre elle sur la banquette, nos deux chaleurs font bon ménage. Une cuisse de fille contre la vôtre ça vaut tous les tricots Rasurel du monde ! Parole d’honneur ! Et l’honneur, je sais ce que c’est : j’en ai eu quand j’étais jeunot !
Bien entendu, sa première question est pour s’enquérir de mon blaze.
— Vous avez un drôle de nom, je me rappelle, dit-elle, vous êtes étranger ?
— Non, mon grand-père seulement, il était savoyard. Vous savez ? Les petits ramoneurs qui ont une échelle dans le dos et qui ressemblent à des pingouins !
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