L’homme recula sur sa chaise.
— J’sais pas ce qui vous amène mais ici, on n’aime pas trop les types qui se trimballent avec ce genre de joujou, rétorqua-t-il en désignant de sa pipe le calibre .38 qui apparaissait sous les pans de la veste.
— Je suis flic, siffla Mc Cash.
— J’y peux rien. Qu’est-ce que vous leur voulez, aux jeunes ?
— Pour le moment j’ai simplement besoin d’une voiture.
— La mienne est en réparation, mais vous pouvez toujours…
L’Irlandais n’avait plus envie de discuter : au prix d’un violent effort compte tenu de son état, il se jeta aux pieds de Fifi et, d’un tour de main, lui subtilisa une tong. Mastiquant sa pipe, celui-ci n’eut pas le temps de protester : de la semelle, noire de crasse, Mc Cash lui gifla violemment la joue.
— Ne m’oblige pas à être brutal, amigo ! feula-t-il.
Fifi se tenait le visage. Sa pipe était partie au loin mais sa gueule le brûlait toujours.
— Pauvre con.
L’autre s’empara des clés :
— Elle est où ta bagnole ?
Il frappa violemment le rebord de la table avec la claquette.
— Vite.
Plus qu’une menace, une question de secondes. D’un signe de tête, Fifi baragouina :
— La 4L, là, sur le quai…
Dix minutes plus tard, Mc Cash stoppait la Renault à la hauteur des Grands Sables : c’était le mouillage le plus proche, il l’avait vu depuis le ferry… Il claqua la portière rouillée et aborda le rivage dans un état second. Il reprit son souffle et grommela — son nez coulait et, à la texture, c’était du sang. Planté au sommet d’une dune, il extirpa sa chaussure gauche des sables mouvants et scruta la mer où les voiliers se dandinaient. Il passa sa main sur son visage, effaça la larme qui coulait toute seule, saisit la paire de jumelles trouvée dans la 4L, regarda dans les trous, mais le monde bougeait trop. Saletés d’amphétamines. Le goût infect de sa bouche lui donnait envie de vomir. Il nota enfin la présence d’une annexe vide contre les flancs d’un muscadet, un couple d’Anglais buvant du vin et un bateau jaune et vert quittant son mouillage…
Mc Cash chercha un instant du côté des rochers mais retourna vite vers le voilier en partance. Cette gymnastique lui donna le tournis mais il distinguait des gens, quatre personnes, sur un pont : celle qui avait les cheveux rouges tenait quelque chose dans sa main… Alice. Le .44 Special. Évidemment ils avaient braqué un bateau.
La secousse ne fut pas forte mais ses jambes se dérobèrent. Les amphétamines, le vin blanc, le café, tout remonta d’un coup : saisi de vertige il perdit l’équilibre, dégringola de son piédestal et s’écrasa sur la plage.
Une, peut-être deux minutes s’écoulèrent.
— Ça va ?
Les jambes de serin d’un gamin en short de l’Équipe de France le dominaient. Il recula tandis que le policier, un filet de bave aux lèvres, expulsait le sable fiché dans sa bouche.
Le gamin était parti quand Mc Cash rajusta son bandeau de cuir déplacé durant la chute. Une fois debout, il évalua leur avance, cette tache jaune au milieu de l’Atlantique, sans tenir compte des goélands qui tournoyaient au-dessus de lui.
*
Entre le moment où le policier tomba de son rocher sur l’île de Groix et celui où il succomba au charme discret de la climatisation de sa Renault Safrane aux puissantes émanations de tabac froid, il s’établit une longue succession de corvées parmi lesquelles reprendre ses esprits autour d’un petit déjeuner consistant (Perrier, cafés serrés, jus d’orange, tartines, œufs, bacon), rendre le tout dans les toilettes du bistrot, filer à la pharmacie de l’île, se passer d’ordonnance et avaler une poignée de pilules à la codéine, attendre à la terrasse de chez Émilienne que le premier café reste dans son estomac, trouver un téléphone, son carnet, demander l’heure de la prochaine navette pour Lorient (alerter la brigade maritime aurait mis les hommes de Basillac sur la piste et, c’était décidé depuis longtemps, il réglerait cette affaire sans les types de la DST), attendre encore, balayer l’image d’Angélique, sa femme double, prendre le bateau, éviter l’odeur de vomi propagé dans la cabine puis le mal de terre en foulant le continent, retrouver la voiture garée dans la zone industrielle qui longe le port de Lorient, ses clés, son confort de vieillard, ses papiers de Bounty collés sur les sièges et sa climatisation — une des rares choses qui en ce moment lui arracheraient la nausée d’un compliment.
Il n’avait pas roulé dix kilomètres qu’il effectua un arrêt d’urgence aux toilettes d’une aire d’autoroute. Là il toussa, plusieurs fois, à s’en arracher la voix, et vomit un peu de sa bile dans la cuvette.
Sortant livide des toilettes, il croisa son regard dans la psyché. Mutata in lapidem. Les yeux perpétuellement ouverts des cadavres, chez lui réduit à un œil unique : œil de l’archer qui vise, le mauvais œil… Après l’absorption d’une poignée de Tic-tac à la menthe, jugeant inutile de pourchasser un bateau jaune à travers l’Atlantique dans cet état, Mc Cash prit sa première vraie décision depuis six ans : deux jours de diète.
*
Vendredi. Tout avait changé dans l’appartement du trentième étage de la tour des Horizons. Mc Cash avait nettoyé son nid d’aigle, de fond en comble : disparus les poils de chien sur la moquette, dernières séquelles d’une liaison affectueuse et sans lendemain avec Joséphine, une prof d’économie abandonnée huit mois plus tôt au hasard d’un désaccord au sujet de la libéralisation des services. Finies les casseroles broyant du noir dans l’évier de la cuisine. Envolées les miettes de pain qui depuis le mois dernier faisaient craquer ses souliers jusque sur le carrelage de la salle de bains. Effacées les traces sordides sur la cuvette des toilettes, stigmates grossiers d’une vie où tout foutait le camp. Engloutie la fange de savon écumant dans la douche. Rassemblés les fils électriques qui pendaient des murs. À la casse le matériel défectueux depuis six ans. Translucides les baies vitrées poisseuses. Réparée la porte du frigo arrachée un soir avec l’aide d’un copain de cuite. Nettoyée la nicotine sur la Passion selon saint Matthieu . À la poubelle le tapis persan d’Angélique, sa première et dernière femme. Achevés à coups de marteau les clous qui, en dépassant de la commode, déchiraient si fréquemment ses chaussettes.
En deux jours de diète, Mc Cash avait fait sa petite révolution. Il avait lavé, frotté, rincé, briqué les symboles qu’il croyait tutélaires de son existence, en un mot, il venait de faire le ménage dans sa vie.
Dans cette affaire, Nietzsche l’avait un peu aidé :
Le sceptique parle :
La moitié de ta vie est passée
L’aiguille tourne, ton âme frissonne !
Longtemps déjà elle a erré,
Elle cherche et n’a pas trouvé — et la voici qui hésite ?
La moitié de ta vie est passée :
Elle fut douleur et erreur, d’heure en heure !
Que cherches-tu encore ? Pourquoi ?
— C’est justement ce que je cherche — ce que je cherche !
À l’ombre du grand homme, voilà qu’il lui poussait des envies…
*
En dépit de l’heure tardive, Gwénaëlle Magadec n’eut pas l’air surprise de voir un borgne sonner à la porte de son appartement, un magnétoscope poussiéreux dans les bras.
— Je ne vous dérange pas ?
— Heu… non, rétorqua-t-elle en resserrant sa chemise mal boutonnée : j’étais en train de réviser.
Dans l’entrebâillement de la porte, ses pieds nus retenaient Arturo, qui venait pointer ses moustaches.
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