Ils buvaient une bière sur un tonneau à l’ombre des eucalyptus, quand tout à coup le cœur du Basque se souleva. Après un instant de stupéfaction, il cracha son cure-dent et traversa la piste, comme hypnotisé.
*
Fred parti avec le sac à dos, Alice s’était mêlée à la petite foule agglutinée sur le port dans l’attente du feu d’artifice. Elle aimait bien ça. Son copain Mavel l’emmenait en voir à mobylette, quand ils étaient gamins. Elle n’avait pas osé le rappeler depuis leur fuite : pourvu qu’il n’ait pas eu d’emmerdes avec les flics… Le bouquet final s’achevant, elle remonta vers la place publique où, galvanisé par son succès d’un soir, le chanteur-animateur de la soirée battait la mesure, chercha Fred sous les lampions, ne le trouva pas. La foule affluait devant le podium quand son regard croisa un visage, ou plutôt un objet familier : le bandeau du flic.
Non ! Il était là, de l’autre côté de la piste, de profil, une bière à la main, comme un bon père de famille. La peur la tira en arrière. Comment avait-il fait pour les retrouver ? Une main lui pinça alors violemment le bras.
— Aïe ! lâcha-t-elle dans un petit cri de surprise.
Puis elle eut un geste de repli :
— Luis !
L’homme, d’une pâleur alarmante, serrait les dents et son bras.
— Suis-moi, dit-il, loin de relâcher son étreinte.
Elle jeta un regard inquiet vers le flic, de l’autre côté de la piste. Dans son angle mort il ne les voyait pas encore mais il lui suffisait de tourner la tête pour… Tordant méchamment son poignet, Luis l’attira sous les eucalyptus.
— Tu me fais mal !
— Tais-toi !
— Mais enfin Luis, ce n’est pas la peine de…
— Callate, hija de puta !
Il l’avait pincée jusqu’au sang. Elle frissonna : bon Dieu, où était Fred ?! Martial les retrouva à la sortie du bourg.
— Te voilà toi ! fit-elle en guise de bonjour.
Son frère ne répondit pas. Alice trouva qu’il avait une sale tête. Ils dévalaient maintenant la pente qui menait au port, désert après le feu d’artifice. Sous l’unique lampadaire, quelques coques de noix reposaient contre les hangars. Comme la brute lui broyait toujours le poignet, elle tenta de se dégager en douceur :
— Lâche-moi, je vais t’expliquer…
Mais Luis avait visiblement d’autres projets en tête : les yeux grands ouverts, il agitait la tête autour de lui, comme si des démons invisibles guettaient dans le noir. Le sang affluait dans son corps, il le sentait presque monter jusqu’à sa tête. Enfin, il trouva ce qu’il cherchait : un endroit clos. La cabane qui jouxtait les hangars ferait l’affaire… Sentant aussitôt le danger, Alice rua avec énergie, manquant de lui échapper : Luis l’attrapa par la bretelle de sa robe et la gifla si fort qu’elle tomba face contre terre.
— Martial !
Alice s’agrippait désespérément aux racines des fleurs tandis que l’autre la tirait par les cheveux.
Martial baissa la tête. C’était toujours pareil avec lui.
Une poignée de coquelicots s’échouèrent sous le lampadaire lorsqu’elle lâcha prise. La tenant par le scalp, Luis la traîna littéralement à l’ombre du port, vers le club nautique. Alice couinait. Tout à sa vengeance, le Basque n’écoutait plus que les palpitations de son cœur contre ses tempes. Dans la confusion, croyant apercevoir une silhouette sur le quai déserté, elle cria une dernière fois.
Du revers de la main, Luis lui démolit le nez avant de l’expédier tête la première contre la porte du cabanon.
— Sale con !
Un filet de sang coulait sur ses lèvres. Il força la serrure avec une facilité déconcertante et se retourna vers son acolyte, qui suivait à distance respectable :
— Toi, tu surveilles le port.
Martial songea à protester mais Luis venait d’enfiler son poing américain. Le spectre de Mavel, en passant au-dessus de lui, montra sa gueule sanglante. Les jambes érodées sous le poids de sa lâcheté, il le laissa jeter sa sœur dans le réduit.
Alice n’eut pas le temps de se relever. L’homme la plaqua contre le mur et enfonça l’acier du poing américain sur sa joue :
— Où est le revolver ? feula-t-il.
— J’en sais rien.
Luis ricana, pas longtemps. Le cabanon était plongé dans l’obscurité, elle sentait son haleine tout près, mélange d’ail, de rancœur et de haine. Sans coup férir, il écrasa son poing dans le ventre d’Alice. Elle étouffa un cri et partit en une longue plainte. Luis avait l’air d’apprécier : recroquevillée à ses pieds, la jeune femme psalmodiait une inquiétante berceuse… Il la saisit par la racine des cheveux, la força à se retourner et la poussa contre la coque d’un kayak. Le souffle coupé, Alice tenta de se relever mais les forces lui manquaient. Un bruit de ruban adhésif déchira l’air vicié du cabanon. Luis tira sa nuque en arrière et, d’un tour de main, appliqua le chatterton autour de sa bouche. Cette petite garce l’avait possédé l’autre nuit, il s’était laissé bâillonner en toute confiance, certain qu’elle partageait ses désirs, ses fantasmes, au lieu de quoi la traîtresse avait sournoisement profité de son immobilisation pour lui voler son arme. Ce soir, elle paierait l’humiliation, au prix fort.
— À mon tour, hija de puta ! glapit-il.
Touchée au foie, Alice respirait à grand-peine, happant désespérément l’air qui manquait à ses poumons. Luis soufflait bruyamment dans son dos, marmonnant des jurons dans sa langue d’origine : il releva sa petite robe à pois et, d’un coup sec, arracha sa culotte. Alice cherchait encore l’oxygène quand elle sentit le sexe dur de l’Espagnol contre ses cuisses. Il la frappa alors aux reins, une fois, l’obligeant à s’incurver. Elle gémit sous son bâillon tandis qu’il écartait brutalement ses fesses.
— Hija de puta ! siffla-t-il en crachant dessus.
Mais elle se tut. Ça lui ferait trop plaisir.
— Alice ?
Les drisses claquaient dans l’air du soir. Je déambulais sur le quai désert, encore troublé par le mot trouvé dans le paquet de cigarettes… Plus haut la fête battait son plein. J’avais couru jusqu’au bal où nous nous étions donné rendez-vous, mais d’elle nulle trace. Je guettai les mouvements du port, un mauvais pressentiment au creux des reins — il ne me restait plus qu’une balle, mais Alice semblait avoir toujours un coup d’avance. Il y eut un bruit en contrebas.
— Alice ? Alice, c’est toi ?
J’avais cru apercevoir une silhouette près des pontons… J’appelai de nouveau, sans obtenir de réponse. Quelqu’un venait pourtant de se glisser à l’ombre du lampadaire, je n’étais pas bigleux.
Je dévalai la petite pente et me retrouvai devant un tas de ferraille et un lot de barques alanguies dans la nuit moite. Par terre gisait une poignée de coquelicots, arrachés au terre-plein, déjà morts…
— Alice ?
Je vis enfin la silhouette qui se terrait à l’ombre du lampadaire : un homme trapu, un peu gras, qui attendait je ne sais quoi, entre la défense et l’attaque. Des cris étouffés me parvinrent alors depuis le cabanon voisin. J’avançai aussitôt vers le petit gros qui se tripotait les mains :
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
— Vous… Heu, on ne passe pas !
Mais le type semblait embarrassé. J’approchai du club nautique.
— On ne passe pas, j’ai dit ! fit-il en s’interposant. Allez, dégagez !
— Qui t’es, toi ? relançai-je.
Un gémissement se fit entendre depuis le cabanon. Celui d’une femme. Alice. Le type prit un air menaçant mais je me précipitai et lui mis mon poing dans la gueule. Il recula sous le choc, tituba tel un jouet téléguidé dévié de sa trajectoire et s’écroula dans les parterres fleuris du port.
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