Je voulus crier mais ma gorge resta nouée. Un vent de panique souffla alors à la surface du globe : Alice m’abandonnait, au plus mauvais moment. Évidemment. Évidemment…
Ce ne fut bientôt plus une traversée mais un naufrage : les épaules brûlantes, je pagayais sans même oser regarder les paquets de mer qui me fonçaient dessus. L’écume giclait sur mon visage défait, l’océan grondait, crachait, soulevait l’embarcation toujours à la limite de l’équilibre. Un équilibre de dupe, puisque Poséidon réclamait mon sacrifice. Ce soir la justice frapperait, aveugle et sourde à mes supplications, implacable, brutale et juste — sans doute… Au bout de la course, je me retrouvai seul. Alice avait sombré. J’étais perdu. Toute respiration bloquée, j’attendis la mort, plusieurs fois par minute.
Alors, dans un éclair, tout devint lumineux.
Lacenaire.
Le Cairan.
Le « e » était muet.
Entre nous, plus que des correspondances : des lettres.
Un anagramme…
Des idées folles germèrent dans mon esprit. De la mauvaise graine, évidemment : Lacenaire, poète-bandit suicidé à l’échafaud de sa révolte, Lacenaire, cette excellente ordure, qui voulait faire trembler la richesse sur son trône et jusque dans ses entrailles de fer, Lacenaire prêchant au riche la religion de la crainte, puisque la religion de l’amour n’avait aucun pouvoir sur son cœur… Ma poitrine se comprima quand je réalisai ; comme lui j’expédiais mes Mémoires avant de payer pour toutes mes fautes commises, celles du criminel en puissance, la rage au cœur, la mort dans l’âme, nihiliste, et de la pire espèce encore, comme lui j’étais un loup prêt à tout sacrifier pour assouvir sa soif d’agression, sa vengeance et sa propre peur.
Alice courait à notre perte. À ma perte. Bien sûr, elle m’avait trahi : le revolver était un don à caractère de défi destructif, un potlatch comme on dit dans le jargon, oui, elle m’avait offert un potlatch, à moi le tueur patenté, moi que déjà enfant les gens regardaient comme un danger public, ou potentiel, bien sûr, elle connaissait ma nature profonde ! Elle m’avait mené par le bout du nez, depuis le début : Alice était capable de séduire et d’influencer ses proies afin de leur faire commettre les actes les plus répréhensibles, les plus atroces, par transfert. En m’offrant les mémoires d’un criminel, elle avait prévu l’inéluctable : je tuerai.
Ce soir, la mort me punissait.
Naufragé dérivant dans la tourmente, la nuit m’engloutit pour de bon.
Alors, en pleine phobie délirante, une voix déchira la houle.
— Fred !
Masse sombre dans la nuit agonisante, l’île d’Hœdic apparut, toute proche. Terre, terre…
22
Une grande bouffée d’herbe pure
Jusqu’à présent, la seule preuve dont disposait la police concernant la culpabilité de Frédéric Le Cairan et d’Alice Arbizu se trouvait dans la poche de la veste du lieutenant Mc Cash : le carnet-mode d’emploi du revolver trouvé dans la maison de Locmaria-Plouzané, chez un type qui avait depuis disparu de la circulation.
Le préfet, la DST, tous avaient misé sur la piste terroriste. Seulement Le Cairan n’était pas un indépendantiste manipulé par les idéologies d’une époque où l’on croyait à une révolution collective. L’Irlandais, connaisseur, n’avait jamais cru à l’activisme : une personne qui s’apprête à commettre un attentat ne se rend pas à un mariage avec son complice (Augier, enfin joint au téléphone, avait certifié leur présence), pas plus qu’il ne prend le risque d’ameuter tout le quartier en donnant des coups de pied dans la porte de l’immeuble où réside sa victime… Plutôt que de chercher à savoir comment Alice s’était procuré l’arme du crime, le degré d’influence qu’elle exerçait sur Fred ou les motivations qui avaient poussé deux agitateurs provinciaux sans envergure à tuer un député de la République, Mc Cash se demandait toujours pourquoi Le Cairan n’avait pas eu le code d’accès de l’immeuble. Il y pensait depuis la seconde où il s’était réveillé.
Gwénaëlle, qui dormait encore, Arturo lové sur l’arête blanche du drap (ses reins, probablement), lui avait assuré que le papier du syndic avait été distribué dans les boîtes aux lettres… Le chat déguerpit au premier geste du policier, qui s’assit sur le rebord du lit. Réveillée par le brusque départ de l’animal, Gwénaëlle ouvrit un œil, puis deux. Ils avaient pas mal bu la veille. Ce matin, elle se sentait un peu vaseuse et le grand escogriffe avec qui elle avait fait l’amour dans le salon la regardait, renfrogné, presque agacé.
— Plutôt que de faire cette gueule, va donc préparer le petit déjeuner, dit-elle. Il y a tout ce qu’il faut à la cuisine, même du Nesquik.
Mc Cash consentit à ricaner. Deux minutes plus tard, bourrant l’arabica dans la cafetière d’aluminium, il cria à la femme qui se douchait la porte grande ouverte :
— Tu n’as toujours aucune idée de l’endroit où je pourrais trouver Fred ?
— Dis donc, tu t’arrêtes des fois ?! Je t’ai dit non, c’est non !
— Et Alice Arbizu, tu connais ?
— Non !
L’eau de la douche stoppa net. Il barbouilla un peu de beurre sur des tranches de pain grillé. Gwénaëlle passa ses longs cheveux mouillés par la porte de la cuisine :
— C’est prêt ?
Dans un coup de vent, elle disparut vers sa chambre.
Mc Cash posa le plateau sur la table du salon. Arturo, qui trônait sur le siège du canapé, bondit sur le tapis marocain. Gwénaëlle réapparut, vêtue d’un pantalon moulant, un chemisier rouge sang sur les épaules.
— Bon appétit, annonça-t-elle en se jetant sur le thé à l’orange et les tartines.
Pas lavé dans son pantalon du lundi, Mc Cash baragouina avant de prendre son café.
— Et ses grands-parents, à Fred, tu les connais ?
— Sympa le petit déjeuner avec toi, répondit-elle. Non, je ne les connais pas : Fred ne m’en a jamais parlé. Du reste de sa famille non plus d’ailleurs…
Gwénaëlle ne dit rien de plus : ses silences étaient efficaces. L’homme releva un œil, au diapason du liquide qu’il buvait. C’était fini le temps des galipettes et des mots gentils dans le creux de l’oreille.
— La vieille du deuxième m’a dit que Le Cairan et son voisin de palier, un certain Cherroui, passaient leur temps à s’engueuler. Tu en penses quoi ?
— Qu’il est chiant avec son van.
— Qui ça, Cherroui ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Oh ! fit-elle d’un air agacé, de stupides histoires de voisinage… Dis donc, si c’est pour obtenir des informations que tu as couché avec moi, tu peux rentrer tout de suite chez toi.
Gwénaëlle ne rigolait qu’à moitié. Lui pas du tout : il éprouvait une curieuse intuition. Elles le trompaient rarement…
Sortant de chez Magadec, il consulta les plaintes dans le commissariat du quartier et constata que plusieurs procès-verbaux avaient été enregistrés ces derniers mois entre Le Cairan et Cherroui : manifestement, ce dernier supportait mal de voir son voisin de palier garer sa voiture dans le bout de parking situé près de son magasin d’informatique — emplacement qui, Mc Cash le vérifia au cadastre, appartenait à la ville : d’où heurts multiples entre les deux hommes, notamment la semaine qui avait précédé le meurtre… Il passa au syndic de l’immeuble : quand on lui apprit que le code d’entrée avait changé le samedi en question à partir de vingt heures et que les résidents avaient été prévenus par courrier, l’Irlandais commença à sentir le mauvais coup.
Les cloches de la cathédrale sonnaient midi quand il se rendit chez Rachid Cherroui. En dépit de ses origines maghrébines, l’homme lui fit tout de suite mauvaise impression. Féru d’informatique, il se levait à peine après sa nuit passée devant des jeux vidéo.
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