— C’est pour quoi ? dit-il par l’embrasure de la porte.
La mine défaite dans un tee-shirt Coca-Cola et un pantalon de survêtement, Rachid Cherroui n’était pas de bon poil. Il n’aimait pas les flics, celui-là moins que tout autre.
— Quelques questions à vous poser.
— Je me réveille : passez plus tard.
Cherroui s’apprêtait à fermer la porte lorsqu’une chaussure l’en empêcha.
— Je n’ai pas beaucoup de temps. Laissez-moi entrer deux minutes, insista Mc Cash en faisant preuve d’une diplomatie qu’il ne se connaissait pas.
— Vous avez un mandat ?
Mc Cash écrasa sa semelle dans la porte d’entrée qui, rasant le front de l’homme, rebondit contre le mur du couloir.
— Y a pas de mandat en France, siffla-t-il en lui attrapant l’oreille. Maintenant tu arrêtes ton cirque et tu vas me raconter ce qui s’est passé la nuit du meurtre…
Du talon, le policier claqua la porte et entraîna Rachid Cherroui jusqu’à la fenêtre du séjour sans tenir compte de ses droits :
— Alors ? hurla-t-il. Tu étais où quand Le Cairan a cogné contre la porte de l’immeuble ?
— Mais…
— Où ?!
Il lui tordit l’oreille avec férocité.
— Je me plaindrai auprès de vos supérieurs ! menaça-t-il.
Après une ultime torsion, le policier lâcha prise.
— Tu ne feras rien du tout…
Cherroui cessa subitement de geindre. Le borgne se rapprocha de lui, qui recula d’un pas :
— Tu ne feras rien du tout parce que tu as menti, Cherroui : il ne faut jamais me mentir. Jamais. Je déteste ça.
L’haleine du policier glissa sur son visage pâle.
— Je vais te dire ce que tu as fait, ce que tu as fait tout seul, avec ta petite tête : tu as subtilisé le papier du syndic dans la boîte aux lettres de Frédéric Le Cairan alors qu’il était absent, ce papier qui prévenait les locataires du changement de code d’entrée à compter du samedi 27, jour du meurtre. Ne bénéficiant plus de l’accès libre en journée, Le Cairan a donc trouvé la porte de son immeuble fermée quand il a voulu rentrer chez lui cette nuit-là. Pourquoi tu as fait ça ? Tu veux que je te le dise ? Pour l’emmerder. Oui monsieur : pour l’emmerder !
Articulant alors chaque syllabe, Mc Cash criait presque :
— Parce-que-tu-es-un-petit-connard-de-propriétaire et que ton locataire de voisin squattait le parking gratuit d’à côté, celui où tu as l’habitude de garer ton van, en face de ta boutique d’informatique, et que tu as décidé que c’était toi , le propriétaire de ce précieux parking, hein ?
Cherroui ne contestait pas.
*
Ciel bas et vents tourbillonnants. La Passion selon saint Matthieu résonnait dans la Safrane lancée à vive allure sur la nationale. Au volant, Mc Cash se sentait presque bien : cette nuit il avait fait l’amour avec une inconnue dont hormis le nom, Gwénaëlle Magadec, il ne savait rien. La fille du premier cultivait ses petits secrets comme d’autres leur vigne ou leur maladie. Sur le pas de la porte, personne n’avait parlé de se revoir : le goût de la première fois suffisait à alimenter leur désir et Gwénaëlle savait qu’il valait mieux se tenir éloignée de ce type de personnage sous peine de douleurs longues et réciproques…
La diète l’avait rendu lucide. Aujourd’hui, le borgne se rendait compte qu’il avait tout fait de travers dans sa vie, ou à moitié : il était temps de changer.
Concernant l’affaire du député, il avait pris la température au commissariat. Le Cairan n’était pour le moment qu’une des multiples pistes suivies par la DST. L’abandon de la 504 ne constituait en rien une preuve mais elle attisait les soupçons — raison pour laquelle Tuvier et Orsillard avaient interrogé le vieux Filoc’h. En parallèle, Mc Cash s’était fait parvenir un petit dossier sur le frère d’Alice : Martial Arbizu. Drôle de personnage… Comme Mavel, lui non plus n’avait toujours pas regagné son domicile. Traînait-il avec sa sœur ? À part lui, Mc Cash, personne n’était au courant de leur escapade à Groix : Fred et Alice avaient probablement débarqué quelque part sur le continent, à pied, du côté de Lorient, au risque de tomber dans la souricière de Legay et Basillac. Avec l’intention d’aller où ? Se sentaient-ils traqués ou au contraire avaient-ils soigneusement balisé leur fuite ? Les recherches concernant un voilier jaune et vert naviguant le long de la côte sud n’avaient rien donné mais ils étaient là, quelque part, poursuivant leur lente dérive, loin des aéroports et des villes. Mc Cash en était sûr. Avec le temps, il commençait à connaître ses proies, il pouvait presque les sentir. Et puis, il repensait au cerf-volant trouvé dans la 504 : « Pour tes six ans, petite… »
Située à l’entrée de La Baule, dans les lotissements huppés, la maison familiale prenait le frais sous les pins de la station balnéaire : Mc Cash claqua la portière et se dirigea vers le portail. Fermé.
Un coup d’œil vers l’allée lui indiqua qu’une Renault Espace stationnait devant le garage. Il pressa la sonnette. Jeta un regard sur le jardin. Pas de gamine à l’horizon. Les volets qu’il apercevait depuis le trottoir couvert d’épines étaient tous clos. Il sonna de nouveau, entendit quelques bruits. Enfin, une voix d’homme lança derrière la haie :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Police. C’est au sujet de votre petit-fils, Frédéric…
Henry Bénouville apparut devant le petit portail de bois blanc. Un rat aveugle trépignait à ses pieds. Peut-être un chien.
— Ah ! Lieutenant Mc Cash ! s’exclama-t-il en reconnaissant son bandeau. Qu’est-ce qui vous amène ? Vous avez du nouveau ? Entrez, je vous en prie !
Il s’empressa d’ouvrir le portail. Mc Cash n’avait rien bu, rien avalé d’illicite, mais un étrange sentiment le parcourut tandis qu’il marchait jusqu’à la terrasse d’une propriété à l’architecture très années soixante-dix.
— Qu’est-ce que c’est ? fit une voix de femme.
— La police, figure-toi ! répondit Bénouville. C’est au sujet de Frédéric !
— Oooooh !
La sexagénaire qui faisait des mots fléchés sur la table de jardin avait une voix d’oie malade. Les joues rouges, potelées, sur de courts cheveux raides, ses yeux étaient globuleux, presque idiots. Elle se leva aussitôt, boudinée dans un maillot de bain à fleurs qui rappelait la toile cirée :
— Je vous en prie, asseyez-vous ! dit-elle en le priant d’un geste. Une orangeade inspecteur ?
— Non. Merci.
— Alors, vous avez retrouvé Frédéric ? s’enquit Bénouville.
— Pas encore, mais je le cherche…
Le policier observa les persiennes de la maison :
— La petite Mathilde n’est pas là ?
— Heu… non, non.
— Vous avez obtenu sa garde, n’est-ce pas ?
— Oui, depuis la fin du mois de juin, rétorqua-t-il. Ça a été une tellement bonne nouvelle pour nous, inspecteur, si vous saviez ! N’est-ce pas Marie-Jeanne ?
— Oh ! Oui !
Marie-Jeanne, hein…
— Fin juin, vous dites ?
— Oui oui ! Le 26 ! s’enflamma la mamie, servant quand même l’orangeade. Si on s’en souvient ! Ça a été une de ces fêtes !
Les volets de l’étage étaient fermés. Ceux du bas aussi, excepté les fenêtres de la cuisine…
— Et là, elle est où, Mathilde ? Dans sa chambre ?
— Non : elle est partie en colonie de vacances. Une institution privée tout ce qu’il y a de bien ; et puis pour eux, l’été, c’est mieux.
— Ah bon ?
Mc Cash n’y connaissait rien en gamins. Seulement il était passé à l’état civil.
— Je pensais la trouver chez vous, dit-il. C’est demain son anniversaire, non ?
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