Houat était juste en face : via Le Palais, on pouvait l’atteindre le soir même. De là, nous chercherions un moyen de joindre le Pays basque : Alice y avait de la famille, des amis, des gens susceptibles de nous aider à passer les frontières, et pourquoi pas à disparaître… Le plan ne valait pas grand-chose mais dans notre situation, nous n’avions plus vraiment le choix : c’était gérer le désespoir ou se rendre. Pour ça au moins j’étais clair : je n’étais pas de ceux qu’on enferme — plutôt crever.
Nous filâmes à travers les épineux et suivîmes le chemin de terre qui menait à la départementale. La marinière trouée du capitaine sentait la marée mais, puant moi-même sans discernement, je m’accommoderais de son paletot. Alice, plus chanceuse, avait récupéré une robe de Cécile et les vieilles Dock de son compagnon — trop larges, mais c’était toujours mieux que des pieds. Elle déambulait au milieu du chemin dans une seyante petite robe à pois, je suivais à pas comptés sur l’herbe du bas-côté ; Le Palais était à près de dix kilomètres…
Arrivé au Grand Cosquet, je demandai une chaussure à Alice, qui refusa — l’égalité des sexes, mais pas l’égalité des pieds. Dans les ruelles, les gens nous saluaient comme si nous faisions partie de la famille. Je marchais tête basse, sans un regard pour les marguerites égarées à la sortie du hameau, lorsque mon pas se bloqua devant le fossé : un doudou abandonné gisait là, couvert de crasse.
Je fixai la chose, immobile sur le bord de la route. Je ne sais pas pourquoi mais ça me donnait envie de pleurer…
— Qu’est-ce que tu fais ? lança Alice.
— J’ai mal aux pieds, rétorquai-je, déblayant mes plantes de pied truffées de cailloux.
Mais mon manège ne prit pas longtemps :
— Qu’est-ce que tu as à faire la gueule comme ça ?
— Quoi la gueule comme ça ?
— Tu fais la gueule.
— Et alors ?
— Tu ferais mieux d’aller au bout de tes idées.
— Moi aussi je suis toujours plein de bons conseils pour les autres. De toute façon je n’ai pas d’idées : rien que des sentiments. Comme une fille.
— Misogyne.
— Sexiste.
— T’es pas marrant.
— Non, je fais la gueule.
Je repris la route, la tête vide, pour éviter d’exploser. J’avais réagi comme ça à la mort de mon frère. C’était ça ou descendre les parents, et puis aussi les Viocs, dans la foulée.
Arrivés sur la départementale, Alice suggéra de faire du stop.
Des capucines dansaient dans les fossés, inconscientes. Alice marchait devant, pouce tendu. Ses mèches rouges avaient comme fondu au soleil. Nous croisâmes d’abord un type en veste à carreaux agrippé au guidon de son caddie, la gitane maïs aux lèvres, puis une voiture, qui passa en faisant un écart démesuré. Une Audi ignora superbement l’échancrure de sa petite robe à pois quand la suivante s’arrêta à une vingtaine de mètres. Nous accourûmes comme si le conducteur allait s’échapper. Bientôt, ma respiration se bloqua : il y avait un drapeau tricolore sur la plaque d’immatriculation de la Peugeot.
À l’intérieur de la voiture, un gendarme. Un gros gendarme.
Non, c’était impossible : pas maintenant. Pas comme ça. J’avançai à reculons. Peut-être qu’il nous avait reconnus, cet empaffé. Alice me tira par le bras. Le gendarme n’était pas seul à bord : deux petites têtes blondes s’agitaient sur la banquette arrière.
— Bonjour ! lança Alice par la vitre qui s’ouvrait. Vous allez où ?
— À Palais ! annonça le quadragénaire joufflu, désignant sa progéniture. Si ça vous avance, vous n’avez qu’à monter.
— Avec plaisir, minauda ma vieille copine. On en a marre de marcher. Nous aussi on va à Palais…
Le représentant de la loi ôta son képi de l’endroit où Alice poserait ses fesses et ouvrit la portière d’un air bonhomme. Je m’installai avec les sacs et les garçons à l’arrière. Ceux-là n’avaient pas douze ans mais portaient déjà une chemise pour couper des bûches et un pantalon pour aller à la guerre. Ils me regardaient bizarrement. Peut-être à cause de mes pieds nus. Le gendarme démarra.
— Alors, en vacances ?
— Oui oui ! prétendit Alice.
— Vous venez d’où ?
— De la plage d’Herlin.
— Ah ! Herlin ça fait une trotte… Vous vous êtes baignés ?
— Deux fois.
— Hou là ! Moi je me baigne plus depuis longtemps ! Elle est trop froide !
— Dites plutôt que vous ne savez plus nager.
À l’arrière, je hochai la tête : voilà que la souris jouait avec le chat.
— Hé hé ! pouffait le gendarme. Vous êtes une rigolote, vous ! Et vous vous appelez comment ?
— Audrey.
— C’est joli, dit-il, l’œil plongeant dans son décolleté.
— Oui, on l’a bien en bouche : Audrey…
Alice alimentait la conversation avec un naturel désarmant alors que le revolver reposait à ses pieds. En attendant, le gendarme semblait la trouver à son goût. Au fil des kilomètres, les gamins n’en finissant plus de glousser sur la banquette arrière, Alice finit par se tourner vers eux :
— Alors les garçons, dites-nous un peu ce qui vous fait rire comme ça ?
Le ton était idéal pour recevoir une réponse de la part d’un enfant mais, à notre plus grande surprise, les gosses s’écroulèrent alors littéralement de rire. Je tendis une moue impuissante à ma complice.
— Alors ? insista leur père en jetant un œil par-dessus son épaule.
Après quelques pouffements de circonstance, l’aîné me désigna du doigt et s’esclaffa :
— On dirait le gars qui passe à la télé !
Son frère riait sous cape. Je restai un instant ébahi. La télé ? Déjà ? Depuis le rétroviseur, le gendarme m’adressa un drôle de regard. Le plus petit, celui qui rigolait de tout son appareil dentaire, s’enhardit alors :
— Ouais, on dirait Tim ! Le héros de « Viva Las Vegas » ! Il a exactement la même coupe de cheveux !
Alice sourit avec eux. Du coup, le gendarme aussi.
Je ne savais pas qui était ce connard de Tim mais une demi-heure plus tard, le représentant de la loi nous déposa sur le port du Palais en oubliant de nous arrêter pour meurtre.
*
Alice n’avait plus les cheveux rouges mais bleu nuit. Si, pressé par le temps, j’avais un peu raté sa teinture, elle par contre ne m’avait pas raté : j’avais le crâne rasé, presque chauve. En tout cas j’étais aussi méconnaissable que le Che débarquant en Bolivie. L’idée n’était pas si mauvaise puisque, après un stop au supermarché et une séance de coiffure improvisée dans les toilettes du bar Les Goélands, c’est par le ferry du soir et incognito que nous avions débarqué sur l’île de Houat.
Perché sur une dune blonde, je regardais tomber le crépuscule sur notre nouveau territoire. Ce n’était pas bien grand mais terriblement isolé… La tente montée, Alice était partie ramasser des coquillages sur la plage. Je la voyais revenir, la robe ouverte à tous les vents. Elle ne m’avait toujours pas dit comment elle s’était procuré le revolver, les raisons qui l’avait poussée à inventer pour moi un jeu aussi dangereux mais, même si elle n’en parlait pas, je me doutais que les types en BM étaient impliqués dans cette histoire. Pourquoi se taisait-elle ? Me menait-elle en bateau ? Avait-elle soigneusement prévu, voire minuté, chaque étape de notre dérive ? Et si son rôle d’illustratrice pour la revue n’était qu’une couverture, ses lettres un écran de fumée ? Il y avait quoi derrière ? Des intérêts politiques ?
Surgissant par rafales, le vent organisait des soulèvements sur la crête des dunes. Grimpée à ma hauteur, Alice me montra trois petits coquillages. Deux jaunes, un gris. Elle les glissa dans la poche de mon nouveau pantalon. Moi non plus je ne disais rien : on entendait battre les ailes des goélands. Plus bas, sur la plage, les rouleaux défilaient avec une grâce froide et méthodique…
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