« Je vous en prie, ne jouez pas avec moi.
— Je ne joue pas, Emparak.
— Vous êtes une… une femme magnifique, Lamita. Vous pouvez avoir tous les hommes que vous voulez. Pour quelle raison voudriez-vous vous donner à un infirme comme moi ? »
Soudain, Lamita ressentit la douleur de l'archiviste comme si elle avait été la sienne, dans la région du cœur.
« Je ne trouve pas que vous soyez infirme. Je vois bien que votre dos est voûté, mais qu'est-ce que ça peut faire ?
— Je suis infirme, insista-t-il. Un vieil homme infirme.
— Mais un homme. »
Il se tut. Il lui tournait le dos et fixait le sol de marbre.
« Je suis venue pour que vous me disiez ce que vous ressentez, Emparak », reprit-elle enfin doucement. Après tout, ce n'était peut-être pas une bonne idée. « Je peux m'en aller, si vous préférez. »
Il murmura quelque chose qu'elle ne comprit pas.
Elle tendit la main et lui toucha l'avant-bras.
« Voulez-vous que je m'en aille ? » demanda-t-elle, pleine d'appréhension.
Il tourna la tête.
« Non. Ne partez pas. » Il ne savait toujours pas où poser son regard, mais sa main avait subitement saisi la sienne et la tenait fermement. Tout d'un coup, une cascade de mots jaillit de sa bouche. « Je suis un vieux fou… Tout cela est si… Je n'espérais plus avoir la chance, encore une fois dans ma vie, de… Et une femme comme vous ! Je ne sais vraiment pas quoi faire maintenant. »
Lamita ne put s'empêcher de sourire.
« Je parie que vous le savez parfaitement. »
Elle s'était attendue à devoir affronter une montagne de sentiments d'infériorité accumulés pendant toute une vie et elle s'y était préparée. Mais, lorsque Emparak la prit dans ses bras et l'embrassa, elle se sentit liée à lui en une osmose parfaite. C'était stupéfiant. Elle se fondit dans son étreinte. C'était comme si son corps avait toujours attendu que cet homme le touche.
« Puis-je vous montrer où j'habite ? » finit-il par demander après ce que Lamita vécut comme des heures.
Elle acquiesça d'un air rêveur.
« Oui, dit-elle dans un soupir. Je vous en prie. »
« Je n'arrive toujours pas à le croire, dit Emparak dans l'obscurité. Et je ne sais pas si j'y réussirai jamais.
— Rassure-toi, grogna Lamita d'un ton ensommeillé, j'ai moi aussi du mal à le croire.
— Tu as connu beaucoup d'hommes ? » demanda-t-il. La jalousie pointait dans sa voix, c'en était presque amusant.
« Pas autant que la plupart des gens le supposent, sourit-elle. Mais assez pour constater que je me lasse très vite de ces hommes qui pensent que l'époque la plus importante de l'histoire est celle qui a commencé avec leur propre naissance. » Elle se retourna et se blottit contre sa poitrine. « Par chance, tes expériences dans le domaine semblent compenser la faible dextérité dont je peux faire preuve. Je parie que tu n'as pas toujours mené une vie aussi monacale que ton appartement le laisse supposer. »
Emparak eut un sourire, elle l'entendit au son de sa voix.
« Autrefois, j'occupais une position importante, et cela a beaucoup pesé dans la balance. J'étais discret, mais je crois que tout le monde savait que je poursuivais de mes assiduités toutes les femmes du palais… Puis le grand bouleversement s'est produit. Vous autres rebelles, vous, m'avez horriblement dégradé ; vous m'avez fait sentir votre pouvoir et vous n'avez cessé de me faire savoir que j'avais choisi le mauvais camp, celui des vaincus. Vous m'avez tout de même gardé, car vous ignoriez si vous n'auriez pas encore besoin de moi un jour, mais je n'étais plus qu'un vieux domestique. Alors je me suis complètement retiré.
— Je l'ai remarqué », murmura Lamita. Quelque chose en elle lui disait que la conversation était en train de glisser sur un terrain dangereux, mais elle décida de courir le risque. « Je crois que tu es toujours un partisan de l'Empereur. »
En une fraction de seconde, elle le sentit se refermer sur lui-même.
« Qu'est-ce que cela signifierait pour toi ? »
Cette repartie résonnait d'une fierté inflexible. De fierté, mais aussi de crainte. D'une grande crainte.
« Tant que tu restes aussi mon partisan, cela m'est égal », dit-elle doucement. Bonne réponse. Elle sentit son soulagement. Quelle que fût son angoisse, il n'aurait pas été prêt à se renier, pas même pour elle. Lamita en fut impressionnée.
« En vérité, je n'ai jamais été un partisan de l'Empereur au sens commun du terme, dit-il d'un air pensif. Les hommes qui le vénéraient et le priaient ne le connaissaient pas ; ils le connaissaient uniquement par l'image qu'ils se faisaient de lui. Mais moi je le connaissais pour m'être trouvé souvent face à face avec lui. » Il se tut un moment et Lamita sentit réellement les souvenirs se réveiller en lui. « Sa présence vous submergeait bien davantage que toutes les légendes que ses prêtres ont pu créer. C'était une personnalité d'un charisme incommensurable. Vous autres rebelles, vous simplifiez les choses : l'Empereur ne se laisse pas évaluer selon les mesures communément admises. Il se situerait plutôt à l'échelle d'un phénomène naturel. N'oublie pas une chose : il était immortel, il avait dans les cent mille ans, et nul ne sait ce que cela peut signifier. Non, je ne suis pas un admirateur aveugle, je suis un chercheur. Je tente de comprendre et toute réponse facile, rapide, toute faite me répugne. »
Lamita s'était redressée. Elle alluma la lumière près du lit. Elle regarda Emparak comme si elle le voyait pour la première fois, et, d'une certaine façon, c'était vrai. Le vieillard acerbe au regard morne avait disparu. L'homme couché près d'elle était parfaitement éveillé, plein de vie, et elle commençait d'entrevoir en lui une parenté spirituelle qu'elle n'avait encore jamais connue avec personne.
« Je ressens exactement la même chose », dit-elle. Elle eut soudain envie de le séduire une seconde fois sur-le-champ.
Cependant, Emparak rabattit la couverture, se leva et entreprit de s'habiller.
« Viens avec moi, dit-il, je veux te montrer quelque chose. »
« Les archives sont aussi anciennes que l'Empire, et au fil du temps les critères de classification ont été modifiés plus d'un millier de fois. Aujourd'hui, le système de rangement reflète cette complexité. Quand on ne le connaît pas, il est absolument impossible de le percer à jour. » La voix d'Emparak résonnait dans les sombres et étroits couloirs latéraux, et son écho leur revenait aux oreilles tandis qu'ils s'enfonçaient, niveau après niveau, dans les profondeurs secrètes des archives. Ici bas, seuls les couloirs principaux étaient faiblement éclairés, et chacun était libre d'imaginer ce qu'il voulait dans les ombres projetées par les armoires, les vitrines et toutes les mystérieuses pièces de butin. À un moment, Lamita avait pris la main de l'archiviste et ne l'avait plus lâchée.
« Niveau deux », dit Emparak lorsqu'ils eurent descendu le large escalier de pierre suivant. Il lui montra un petit panneau discrètement placé, sur lequel un chiffre avait été peint dans un style très ancien.
« C'est le niveau deux en partant du bas ? demanda Lamita.
— Non. C'est sans rapport. Les archives ont été aménagées, remaniées, étendues et restructurées un nombre incalculable de fois. » Il eut un rire moqueur. « Sous nos pieds s'étagent encore quatre cents autres niveaux. Aucun rebelle n'est jamais descendu aussi loin. »
Ils suivirent un large couloir. Ils arrivèrent à un panneau marqué de la lettre L dont la graphie rappelait celle en vigueur au temps du troisième empereur. Ils bifurquèrent alors dans une galerie latérale plus étroite. Ils longèrent des armoires, des artefacts, des appareils et des œuvres d'art, tous plus mystérieux les uns que les autres, et Lamita eut l'impression que cela durait une éternité. Le style des chiffres indiqués sur les panneaux retraçait cent mille ans d'évolution sémiotique. Ils arrivèrent enfin au nombre 967, dont la graphie correspondait à celle qui avait cours depuis quatre-vingt mille ans.
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