— Il a découvert le phénomène des tapis.
— Oui, et après ? »
Stribat examina du coin de l'œil le visage du commandant comme pour être sûr de pouvoir se risquer à lui demander ce qu'il avait en tête.
« Je ne voudrais pas blesser ton orgueil, Wasra, mais serait-il impossible que les motifs du général Karswant ne soient pas aussi nobles que tu veux bien le croire ? »
Wasra dressa l'oreille.
« Que veux-tu dire ?
— Il cherche peut-être surtout à rendre service à un membre bien précis du Conseil.
— À un membre bien précis du Conseil ?
— Berenko Kebar Jubad. »
Wasra regarda attentivement son camarade tout en cherchant à comprendre ce qu'il essayait de lui dire. Jubad… C'était lui qui autrefois, lors de l'assaut du Palais des Étoiles, avait affronté l'Empereur et l'avait tué en duel, et depuis ce temps il jouissait d'une renommée presque légendaire.
« Quel rapport avec Jubad ?
— Le père de Jubad, dit lentement Stribat, s'appelait Uban Jegetar Berenko… »
Wasra vacilla sous le choc. La mâchoire lui en tomba.
« Jegetar ! répéta-t-il avec effort. Nillian Jegetar Cuain. Nillian et Jubad sont parents…
— Ça m'en a tout l'air.
— Et tu penses que c'est pour ça que Karswant attend… » Stribat se contenta de hausser les épaules.
Wasra releva la tête et fixa le ciel qui s'assombrissait. À son zénith apparaissaient les premières étoiles. Les étoiles qui appartenaient à l'Empereur. Cela ne finirait jamais. L'Empereur était-il mort ? Ou était-on déjà en train de faire de son vainqueur le prochain empereur ?
« Retournons au vaisseau », lança-t-il soudain. Il eut brusquement le sentiment de ne pouvoir tenir une seconde de plus ici, précisément ici, devant le portail de la Cour des Décomptes. « Immédiatement. »
Stribat fit un bref signe aux soldats de l'escorte ; les moteurs des deux véhicules blindés démarrèrent au quart de tour, de leur vrombissement sourd et trépidant. Les bêtes de trait qu'on avait déharnachées et qui s'étaient couchées les unes près des autres pour dormir sursautèrent, dressèrent la tête et se tournèrent dans leur direction.
Quand la voiture se mit en branle, tous ceux qui se trouvaient sur la place s'écartèrent avec empressement. Ils suivirent les traces laissées par le troisième véhicule qui avait déjà rejoint le vaisseau, y conduisant l'homme qu'ils avaient libéré. Le maître flûtiste. Les pensées de Wasra s'arrêtèrent un instant sur ce terme, et il tenta d'imaginer ce que cela pouvait bien recouvrir. Puis, lorsque les vibrations du siège se propagèrent dans son corps, il se rappela le sentiment qu'il avait éprouvé en pénétrant dans la ville, ce sentiment de force et de supériorité qu'il avait savouré. Le pouvoir et ses tentations… Apparemment, ils n'en tireraient jamais aucune leçon, même après deux cent cinquante mille ans de domination impériale.
Il se pencha et s'empara du micro de l'unité de communication. Quand il eut établi le contact avec le radio de service à bord du Salkantar , il lui ordonna :
« Envoyez un message au Trikood , à l'attention du général Jerom Karswant. Texte : Nillian Jegetar Cuain est mort, c'est une quasi-certitude. Tous les indices donnent à penser qu'il a été victime d'une justice sommaire pour motif religieux. Bon vol de retour et meilleures salutations au monde central. Signé commandant Wasra, et cætera .
— Je l'envoie tout de suite ? demanda le radio.
— Oui, tout de suite. »
Lorsqu'il se recala dans son fauteuil, il eut le sentiment de n'en avoir fait qu'à sa tête, de s'être montré indocile, et ce n'était pas une sensation désagréable. Une sorte de feu glacé courait dans ses veines. Demain, il déploierait dans toute la ville le groupe d'information pour expliquer au peuple ce qui se passait dans cette galaxie. Et pour lui faire comprendre que l'Empereur était mort. Il était tellement impatient de se poser sur la prochaine de ces maudites planètes et de lancer la vérité à la face de ses habitants !
Il remarqua que Stribat l'observait du coin de l'œil avec un sourire qui s'insinuait très doucement sur ses lèvres. Peut-être que ce Nillian finirait par réapparaître un jour, qui pouvait le savoir ? Mais en ce moment, ce qui importait, c'était que Karswant reprenne enfin le chemin du monde central et qu'il fasse son rapport au Conseil. Que les choses se mettent en marche. S'ils lui retiraient un jour le grade de commandant, cela ne changerait rien au fait qu'il avait agi comme il estimait devoir le faire.
Wasra sourit, et ce sourire était celui d'un homme libre.
CHAPITRE XVII
LA VENGEANCE ÉTERNELLE
SEPT LUNES brillaient dans le ciel. La nuit était claire et dégagée ; la voûte céleste s'arrondissait tel un cristal d'un noir bleuté au-dessus d'un paysage irréel.
Comment imaginer qu'un jour ce monde tout entier n'avait eu d'autre objet que de servir l'amusement et la distraction d'un seul homme ? À l'exception, bien sûr, des dispositifs de défense et des geôles souterraines. Le soir, Lamita se tenait souvent ici, sur le petit balcon de sa chambre, et elle essayait de comprendre.
Au-delà des murs du palais, la mer s'étirait à perte de vue, calme et argentée dans la clarté des lunes. De douces collines boisées offraient leurs rondeurs à l'horizon, un horizon si lointain que, de nuit, on ne pouvait situer la frontière entre la terre et l'eau. La planète tout entière formait un seul parc dont les plans avaient été artistiquement tracés. Lamita savait qu'il y avait, outre l'immense palais, une myriade de domaines et de châteaux de dimensions plus modestes où l'Empereur s'adonnait à ses plaisirs.
Mais tout cela faisait depuis longtemps partie du passé. Désormais, c'était le Conseil des rebelles qui siégeait dans la grande salle du trône, et les innombrables collaborateurs du gouvernement provisoire peuplaient le gigantesque Palais des Étoiles. Le choix de l'ancien monde central comme siège du gouvernement était loin de faire l'unanimité. On soupçonnait ses membres, dans cet environnement paradisiaque, de rester trop éloignés des véritables problèmes que rencontrait la population sur les autres mondes pour pouvoir prendre des décisions appropriées. Mais les raisons qui avaient poussé le Conseil provisoire à se maintenir temporairement ici étaient d'ordre pratique : c'est en effet ici que convergeaient de manière singulière toutes les installations de communication.
Un harmonieux timbre de cloche résonna. C'était la communication longue distance qu'elle attendait. Lamita quitta précipitamment le balcon et se dirigea vers l'appareil multifonctions près de son lit. Sur l'écran, le symbole du réseau intergalactique était allumé.
« Communication établie avec Itkatan, l'informa une voix mélodieuse mais manifestement artificielle. Votre correspondante est Pheera Dor Terget. »
Elle appuya sur la touche adéquate.
« Bonjour, mère. Ici ta fille Lamita. »
L'écran resta sombre. Une fois de plus, pas de communication visuelle. Ces derniers temps, apparemment, seules les autres galaxies obtenaient les communications visuelles.
« Lamita, mon trésor ! » La voix de sa mère avait sur certains mots une résonance métallique désagréable. « Comment vas-tu ?
— Comment veux-tu que ça aille, ici ? Bien, évidemment.
— Ah, oui. Vous et votre île de félicité. Chez nous, on s'estime déjà heureux que l'alimentation en eau fonctionne à nouveau et que les combats dans le secteur nord aient cessé. Ils ont peut-être fini par s'entre-tuer ; ça ne serait pas trop tôt, et personne n'en ferait un drame.
— Du nouveau pour père ?
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