« Où as-tu trouvé ça ? »
Dinio déglutit, mal à l'aise ; il finit par grogner :
« Je ne sais pas. Ça appartient à Ouam.
— Tu ne vas quand même pas me faire croire qu'Ouam l'a rapportée d'une promenade !
— Je ne sais pas où il l'a trouvée ! »
Wasra et Stribat échangèrent un regard, et en un instant ce fut presque comme autrefois, lorsque chacun savait ce que l'autre pensait.
« Cela m'intéresse, dit alors le commandant, de savoir ce qu'Ouam aura à nous raconter là-dessus. »
Sur le chemin du retour, ils entendirent des bruits inquiétants, des plaintes résonner dans les sombres couloirs de la Maison de la Guilde, et mécaniquement ils pressèrent le pas. Lorsque, cette fois hâtivement et non plus avec déférence, ils montèrent l'escalier qui menait aux appartements du doyen, fumée et lumière tamisée avaient disparu. L'air était désormais pur et la lumière éclatante.
La salle était comme transformée. Un homme passait lentement d'une fenêtre à l'autre et ouvrait les volets, et à chaque fois de nouvelles cascades de lumière éblouissante l'inondaient. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait les tapis comme autant de vagues déferlant sur les appuis scellés dans le mur.
Le feu dans le trépied métallique était éteint, et Ouam était étendu sur sa couche, mort, ses yeux aveugles à jamais clos, ses mains décharnées jointes sur la poitrine. La couche était plus petite que dans le souvenir de Wasra, et pourtant le cadavre osseux et sans âge du doyen y semblait à peine plus grand que le corps d'un enfant.
Derrière les deux pilotes, des hommes de la Guilde montèrent l'escalier en traînant les pieds. Ils contournèrent les deux étrangers avec indifférence, s'agenouillèrent auprès de la couche du défunt et, d'une voix contenue, entonnèrent des lamentations. Dehors s'élevèrent en écho d'autres plaintes qui, par les fenêtres ouvertes, vinrent se mêler aux premières et se répandirent dans toute la Maison, dans toute la ville. L'homme qui avait ouvert les volets, dissipant ainsi la fumée et la puanteur accumulées durant de nombreuses années, se joignit lui aussi aux pleurs et offrit aux rebelles le spectacle d'un homme capable de passer en un clin d'œil d'un empressement affairé à un chagrin inconsolable.
Soudain, il y eut des pas précipités, effrénés dans l'escalier. Wasra sursauta et se retourna d'un mouvement brusque. C'était Dinio. Il se précipita dans la salle à bout de souffle, fou de désespoir. Sans regarder à droite ni à gauche, il s'élança vers la couche du mort, s'effondra par terre et éclata en sanglots amers.
C'étaient en ces lieux les seuls gémissements qui paraissaient vraiment sincères.
Wasra regarda une fois encore la photographie qu'il tenait à la main, puis il la remit dans sa poche. Il échangea un regard avec Stribat et, de nouveau, ils se comprirent sans avoir besoin de parler.
Quand ils se retrouvèrent devant la Maison de la Guilde, le soleil se couchait, rougeoyant comme du métal fondu. Dans cette lumière, les deux véhicules blindés sur la place scintillaient telles des pierres précieuses. Les psalmodies rituelles des maîtres de la Guilde, chantées d'une voix plaintive et gémissante, conféraient à la scène un aspect onirique.
« C'est la photo de Nillian, n'est-ce pas ? demanda Stribat.
— Oui.
— Ce qui veut dire qu'il est venu ici. »
Wasra observa les marchands qui fermaient leurs échoppes pour la nuit et jetaient de temps à autre des regards songeurs en direction de la Maison de la Guilde.
« Je ne sais pas si c'est ce que ça veut dire.
— Peut-être qu'il s'en est sorti, peut-être qu'il a rencontré une gentille fille et que, depuis, il vit heureux quelque part sur cette planète, poursuivit Stribat en réfléchissant à voix haute.
— Oui, peut-être.
— Trois ans… Il a eu le temps d'avoir deux enfants, depuis. Qui sait ? Peut-être qu'il s'est lui-même lancé dans la réalisation d'un tapis ? »
Il est mort, se disait Wasra, ne te fais pas d'idées. Ils l'ont tué et enterré parce qu'il a dit quelque chose contre l'Empereur. L'Empereur immortel. Bon sang ! Il ne leur avait fallu que vingt-quatre heures pour provoquer sa chute, mais depuis vingt ans, chaque jour, ils devaient reprendre le combat à zéro pour le vaincre.
« Le canot d'atterrissage ! s'écria Stribat en le tirant avec excitation par la manche. Wasra ! Qu'est devenu le canot ?
— Quel canot ?
— Ce Nillian doit avoir atterri à bord d'un canot. Et on peut retrouver sa trace !
— Cela fait longtemps qu'on l'a retrouvé ; à l'époque déjà, objecta Wasra. Et on a envoyé des espions déguisés qui se sont renseignés. Nillian avait été arrêté pour hérésie et un marchand l'avait emmené à la ville portuaire. Alors on a fait des recherches en ville, mais Nillian n'est jamais arrivé jusqu'ici. »
Wasra avait étudié les rapports de l'époque. Ils étaient plutôt maigres et n'avaient pas été faits très consciencieusement. À les en croire, le simple fait de découvrir l'emplacement de la ville près de laquelle s'était posé Nillian avait déjà nécessité des efforts considérables… On avait regardé les tapis comme une aimable curiosité, et, pour le reste, chacun se voyait très bien prendre le chemin du retour. Tous s'accordaient alors pour dire : Il avait reçu l'ordre de ne pas atterrir, il n'en a fait qu'à sa tête. Qu'il se débrouille maintenant.
« Ça n'aurait pas été utile que l'équipier de Nillian nous accompagne ?
— Si, bien sûr », fit Wasra. Il sentit une vague d'épuisement le gagner ; il le savait, c'était plus qu'un phénomène purement physique. Cela ne finirait jamais. Rien ne finirait jamais. « Seulement, il est mort. Il faisait partie des volontaires qui ont lancé la première attaque sur la station portail et un de leurs robots de combat volants l'a atteint. »
Stribat émit un son inarticulé qui devait exprimer quelque chose comme de l'admiration.
« Comment un pilote Kalyt en vient-il à s'enrôler volontairement pour un premier assaut ? » Comme Wasra ne répondait pas, il continua de grogner pendant un moment ainsi qu'il le faisait parfois quand il réfléchissait. « Et comment le général a-t-il pu l'accepter ? »
Wasra ne prêta pas attention à ses murmures. Perdu dans ses pensées, il imaginait l'imposant fuselage du Salkantar qui s'élevait puissamment au loin dans les airs ; sa masse sombre se dessinait contre le soleil couchant, et une ligne argentée étincelante en traçait le contour. Comme tous les vaisseaux interstellaires, son domaine, c'était l'espace ; posé à la surface d'une planète, il avait l'air d'un corps étranger.
Et pourtant, pensa le commandant avec mauvaise humeur, le Salkantar resterait encore longtemps cloué ici. Le général Karswant ne repartirait pas pour le monde central avant que lui, Wasra, n'ait appris quelque chose sur le sort de Nillian. Et tant que le général n'aurait pas remis son rapport au Conseil des rebelles, celui-ci ne pourrait décider ce qu'il convenait de faire. Et tant qu'aucune décision n'aurait été prise, le flot de tapis continuerait, leur infligeant partout cette vision obscène de montagnes de tapis entassés les uns sur les autres par centaines.
Stribat eut un vague pressentiment.
« Est-ce que cela veut dire que nous allons devoir fouiller toute la planète ? demanda-t-il.
— Tu as une meilleure idée ?
— Non, mais est-ce que la dépense n'est pas disproportionnée ? Je veux dire, si Nillian est en vie, il aura très certainement réussi à se faufiler jusqu'ici, dans la ville portuaire. Or nous y sommes ; s'il est vivant, c'est ici qu'on a une chance de le trouver. Mais s'il est mort, alors, à coup sûr, il ne sera pas la seule victime de l'expédition.
Читать дальше