Comme ils me voyaient les écouter, Stefano et Louis m’ont demandé mon avis sur la question des pets, en qualité d’arrière-grand-père omniscient. Pas facile à donner quand on est soi-même empêtré depuis des années dans la problématique des pets toussés. J’y suis pourtant allé résolument. Je leur ai dit qu’il était dangereux pour la santé de retenir nos pets. Pourquoi ? Parce que si nous laissons notre corps se remplir de gaz, les enfants, nous nous envolons comme des montgolfières, voilà pourquoi ! On s’envole ? On s’envole et une fois en l’air, si on a le malheur de péter — et ça arrive toujours parce qu’on ne peut pas retenir ses pets indéfiniment —, on se dégonfle et on s’écrase sur les rochers, comme les dinosaures. Ah ! bon ? C’est comme ça qu’ils sont morts, les dinosaures ? Oui, on leur avait tellement dit que c’était malpoli de péter qu’ils se sont retenus, retenus, retenus, ils ont gonflé, gonflé, gonflé, et bien sûr ils ont fini par s’envoler, et quand ils ont été forcés de péter, les pauvres, ils se sont dégonflés et se sont écrasés sur les rochers, jusqu’au dernier ! (Les rochers ont beaucoup impressionné.)
86 ans, 10 mois, 6 jours
Lundi 16 août 2010
La marmaille est repartie la veille de ma deuxième transfusion. Au revoir grand-mère ! Au revoir grand-père ! Si ces enfants ne doutent pas de nous revoir c’est qu’ils nous connaissent depuis toujours. Enfants nous ne voyons pas les adultes vieillir ; c’est grandir qui nous intéresse, nous autres, et les adultes ne grandissent pas, ils sont confits dans leur maturité. Les vieillards non plus ne grandissent pas, eux, ils sont vieux de naissance, la nôtre. Leurs rides nous garantissent leur immortalité. Aux yeux de nos arrière-petits-enfants, Mona et moi datons de toute éternité et vivrons par conséquent à jamais. Notre mort les frappera d’autant plus. Première expérience de la fugacité.
86 ans, 10 mois, 9 jours
Jeudi 19 août 2010
La deuxième transfusion n’a pas la saveur de la première. Ses effets, tout aussi toniques, seront moins longs. Le seul fait de le savoir me gâte cette ivresse.
86 ans, 10 mois, 13 jours
Lundi 23 août 2010
En regardant Lison retaper notre lit et Frédéric écrire mon ordonnance après la prise de sang, l’idée m’est venue qu’il faut devenir très vieux soi-même pour assister au vieillissement des autres. C’est un triste privilège que de voir le temps bouleverser les corps de nos enfants et de nos petits-enfants. J’ai passé ces quarante dernières années à voir les miens changer. Ce sexagénaire aux cheveux jaunis, aux mains tavelées, au cou décharné, qui commence à se détacher de sa peau, n’est plus le Frédéric à la nuque pleine et aux doigts souples dont Grégoire s’était épris. Et Lison n’a plus grand-chose de Fanny et Marguerite qui dévalent l’escalier en promettant de venir me « poupouner » le mois prochain, et ces deux merveilles, pour splendides qu’elles soient, ont déjà perdu la densité pneumatique qui fait bondir Louis et Stefano aux quatre coins de la maison.
Du point de vue de l’habillement, le blue-jean qu’ils portent tous, pantalon depuis longtemps universel, unisexe et intergénérationnel, est un terrible marqueur du temps qui passe. Chez l’homme, le jean a la particularité de se vider avec l’âge, et chez la femme de se remplir. Les poches arrière de l’homme faseillent sur les fesses désormais fondues, l’entrejambe se plisse, la braguette flotte, le jeune homme n’habite plus son jean fétiche, un vieux l’y a remplacé, qui déborde autour de la ceinture. La femme mûre, elle, remplit pathétiquement le sien. Ah ! cette braguette, comme une cicatrice enflée ! De mon temps, nous avions l’âge de notre costume. Culottes bouffantes des bébés, shorts et col marin de l’enfance, pantalon de golf de l’adolescence, premier costume de la première jeunesse (flanelle souple ou tweed aux épaules rembourrées), et enfin ce costume trois-pièces, uniforme de la maturité sociale dans lequel on me mettra en bière d’ici peu. La trentaine passée vous faisiez tous vieux là-dedans, disait Bruno. C’est vrai, le costume trois-pièces nous vieillissait prématurément, ou plutôt il vieillissait à notre place, quand l’homme et la femme d’aujourd’hui vieillissent dans leurs jeans.
86 ans, 10 mois, 14 jours
Mardi 24 août 2010
L’irréductible jeunesse, pourtant, de ceux qui ont vingt ou trente ans de moins que nous ! Et la petite enfance visible encore chez nos vieux enfants. Oh mon adorable Lison !
86 ans, 10 mois, 18 jours
Samedi 28 août 2010
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NOTE À LISON
Te souviens-tu, Lison, de cette lecture qui avait horrifié Fanny et tant fait rire Marguerite ? C’était du García Márquez. Mona leur lisait Márquez, cet été-là. À l’heure de la sieste. Cent ans de solitude , je crois, je ne m’en souviens pas vraiment. Mais cette séance de lecture, je me la rappelle très bien ! L’histoire était la suivante : à l’occasion de Noël ou de son anniversaire, une jeune femme reçoit tous les ans un cadeau de son père. Le père vit au loin pour je ne sais quelle raison mais il est très ponctuel quant à l’envoi du cadeau. Une grande caisse au contenu toujours inattendu, qui ravit les enfants. (Ce doit être Noël, plutôt, je me rappelle la joie des enfants.) Or, une année, la caisse arrive un peu avant la date dite. Même expéditeur, même destinataire, mais petite erreur de date. L’impatience précipite la famille sur la caisse : surprise, elle contient le corps du père lui-même ! Putréfié ? Momifié ? Empaillé ? Aucun souvenir, mais le corps du père, bel et bien. Fanny horrifiée, « C’est dégueulasse ! », Marguerite extatique, « C’est super ! », Mona ravie de son effet, « Vive le réalisme magique ! » et toi, comme toujours, crayonnant la scène sur un de tes carnets à dessin. Dis-moi, Lison, n’est-ce pas le même tour que je suis en train de te jouer ? Sincèrement, je ne me retournerai pas dans ma tombe si tu fiches tout ça au feu.
86 ans, 10 mois, 29 jours
Mercredi 8 septembre 2010
L’infirmière qui mesure la fuite de mes globules peste contre mes veines. Trop souvent sollicitées, elles durcissent ou se dissimulent. Ma piqueuse en cherche d’autres, sur le dos de ma main, à la naissance de ma cheville. Hématomes, égratignures, croûtes… Parce que vous vous grattez, en plus ! Regardez-moi ça ! Et si vous m’injectiez une petite pinte d’héroïne, dis-je à Frédéric pour le taquiner, ma réputation est fichue de toute façon, regardez mes bras ! Et puis, c’est facile pour vous, il suffit de crocheter la pharmacie de votre hôpital ! Le pauvre se fâche une fois de plus, il proteste qu’il n’est pas un dealer et m’accuse de confondre héroïne et morphine : « Avec votre indifférence habituelle ! L’héroïne, la morphine, ce n’est pas du tout la même chose ! Vous êtes vraiment… » Il me regarde en hochant la tête et brusquement fond en larmes. Allons bon. Sanglots. Il quitte la pièce. Cette fatigue des médecins devant la mort… Moi aussi j’aurais vécu en colère si j’avais vu mes patients mourir. Y compris ceux qui guérissent. Finalement, mourir. Du mieux et des morts… Chaque jour de votre vie. Il y a de quoi en vouloir aux mourants. Pauvre médecin ! Passer sa vie à réparer un programme conçu pour merder. D’autres écrivent Le Désert des Tartares. Frédéric est un chef-d’œuvre.
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