55 ans, 4 mois, 17 jours
Mardi 27 février 1979
Cette petite tache de café sur le dos de ma main, pendant que j’écris. Un brun très dilué. Je la nettoie du bout de l’index. Elle résiste. J’y ajoute de la salive, elle tient bon. Une tache de peinture ? Non, l’eau et le savon n’y font rien. La brosse à ongles pas davantage. Je dois me résoudre à l’évidence : ce n’est pas une tache sur ma peau, c’est une production de ma peau elle-même. Une marque de vieillesse, remontée des profondeurs. De celles qui parsèment les vieilles figures et que Violette appelait des fleurs de cimetière. Depuis quand a-t-elle poussé là ? Que je signe des papiers au bureau, que je mange ou que j’écrive ici à ma table, le dos de ma main est presque constamment sous mes yeux et je n’ai jamais remarqué cette tache ! Ce genre de fleur ne pousse pourtant pas d’une seconde à l’autre ! Non, elle s’est immiscée dans mon intimité sans éveiller ma curiosité, elle a tranquillement fait surface et pendant des jours je l’ai vue sans la voir. Aujourd’hui, voilà qu’un état particulier de ma conscience me la montre vraiment. Beaucoup d’autres fleuriront en douce et bientôt je ne me souviendrai plus à quoi ressemblaient mes mains avant les fleurs de cimetière.
55 ans, 4 mois, 21 jours
Samedi 3 mars 1979
Certains changements de notre corps me font penser à ces rues qu’on arpente depuis des années. Un jour un commerce ferme, l’enseigne a disparu, le local est vide, le bail à céder, et on se demande ce qu’il y avait là auparavant, c’est-à-dire la semaine dernière.
55 ans, 7 mois, 3 jours
Dimanche 13 mai 1979
Tijo, que je complimente pour la présence étonnamment durable d’une sympathique Ariette à ses côtés (mais de quoi je me mêle ?), me laisse parler, puis, une fois achevé mon éloge des sentiments durables, lâche, le plus sérieusement du monde : Le sexe d’un homme ne laisse pas plus de trace dans celui d’une femme que le passage d’un oiseau dans le ciel. Impossible de lire dans ses yeux le sens qu’il donne à ce proverbe aux allures chinoises.
56 ans, anniversaire
Mercredi 10 octobre 1979
À vingt ans, m’étirer c’était m’envoler. Ce matin, j’ai cru me crucifier en m’étirant. Nécessité de me dérouiller. La prédiction de ce prof de gym (Desmile ? Dimesle ?) qui, en seconde, nous affirmait que nous serions rouillés avant l’âge si nous ne faisions pas d’exercices quotidiens… Peut-être. En attendant, quand je vois dans quel état sont mes amis sportifs qui m’étourdissaient de leurs performances (Étienne aujourd’hui perclus de rhumatismes, ses doigts et ses clavicules plusieurs fois cassés, ses épaules de rugbyman ravagées par la capsulite), j’estime que j’ai bien fait de résister à la religion du record et au diktat de l’entraînement permanent, cet onanisme. J’ai toujours détesté le sport comme religion du corps. La boxe m’était une sorte de danse ludique, un art de l’esquive. Et puis, je la pratiquais surtout en solitaire ; c’était contre un sac que je tapais le plus souvent. Et au tennis contre un mur. Quant aux abdominaux et aux pompes, ils étaient mes exercices d’incarnation. Ils offraient un corps au garçon translucide qui avait été le fantôme de son père. Gagner un match de ballon prisonnier, épuiser un adversaire teigneux sur le ring, ridiculiser un bêcheur au tennis, grimper à vélo une côte verticale, c’était venger papa, mais en le tenant à distance, dans la tribune, assis à la place d’honneur. Le sport n’a jamais représenté pour moi une nécessité physique. J’en ai d’ailleurs cessé toute pratique le jour où j’ai rencontré Mona.
56 ans, 9 mois, 27 jours
Mercredi 6 août 1980
Blague entendue tout à l’heure, au bar où je prenais un café, racontée par mon voisin de comptoir, qui lui n’en était pas à son premier pastis : Pas de femmes, dit le médecin à son patient. Pas de femmes, pas de café, pas de tabac, pas d’alcool. Et avec ça, je vivrai plus vieux ? Je n’en sais rien, dit le médecin, mais le temps vous paraîtra plus long.
56 ans, 9 mois, 29 jours
Vendredi 8 août 1980
Varicelle à Mérac, les pustules se sont abattues comme un vol de sauterelles sur la tribu des enfants. Les impacts, avec leurs auréoles. Pas un seul rescapé, ça geint, ça s’endort, ça se réveille, ça se plaint que ça gratte, ça se voit interdire de se gratter, Mona et Lison dans leur rôle d’infirmières de guerre se battent sur tous les fronts. Il y a là Philippe, Pauline, les petits-enfants d’Étienne et trois petits copains. J’ai télégraphié dare-dare à Bruno qu’il nous expédie Grégoire pour le faire profiter de cette vaccination naturelle, mais Bruno a refusé par un télégramme dont la brièveté en dit long. Texte : Tu plaisantes, j’imagine ? Signature : Bruno. Dommage, conclut Mona, la varicelle à plusieurs, c’est un jeu, tout seul c’est une punition.
Je ne peux m’empêcher d’imaginer Bruno choisissant avec soin les quatre mots de sa réponse. À quel âge se remet-on d’avoir un père vivant ?
56 ans, 10 mois, 5 jours
Vendredi 15 août 1980
Combien de sensations inéprouvées ? Au concert, à l’église, une femme aux bras nus, le coude sur le dossier de la chaise voisine restée libre, tiraille rêveusement les poils de son aisselle. J’ai expérimenté. Pas désagréable. Pourrait vite devenir un tic si la région était plus facile d’accès.
57 ans, anniversaire
Vendredi 10 octobre 1980
Charmant cadeau d’anniversaire de Lison. Nous dînons en bande, Mona, Tijo, Joseph, Jeannette, Étienne et Marceline, etc. Assise en face de moi, Lison participe aux conversations avec une joie de vivre qui me semble décuplée par une force étrangère à elle-même. Elle est inspirée. Un bon génie l’habite. Qui la fatigue un peu si j’en juge par ses traits tirés. Après le dîner, je la convoque dans la bibliothèque. (Depuis toujours nous jouons à la solennité de la convocation paternelle. Ma fille, rejoins-moi dans la bibliothèque ! Lison affecte un air penaud et moi une posture de commandeur en refermant la porte sur nous.) Assieds-toi. Elle s’assied. Ne bouge pas. Elle regarde ses pieds. Je parcours les rayonnages de la bibliothèque et en sors Le Docteur Jivago . Je cherche le passage que je veux lui lire, ah ! voilà, nous y sommes ! Neuvième partie, chapitre trois. Ce sont les carnets de Iouri Jivago. Il les écrit à Varykino, fin de l’hiver, approche du printemps. Écoute. Lison écoute.
« Il me semble que Tonia est enceinte. Je le lui ai dit. Elle ne le pense pas mais j’en suis convaincu. Je le vois à des signes imperceptibles, antérieurs aux indices évidents, mais qui ne peuvent me tromper. Le visage de la femme change. On ne peut dire qu’elle ait enlaidi, mais son aspect extérieur, dont elle était complètement maîtresse jusque-là, échappe désormais à son contrôle. Il est entre les mains de l’avenir qui sortira d’elle et qui n’est déjà plus elle-même. »
Je relève la tête. Lison dit : Ça, c’est ce qu’on appelle un père spicace ! Nous tombons dans les bras l’un de l’autre.
*
NOTE À LISON
Or donc, ma chérie, ton père, qui n’a aucun souvenir des grossesses de ta mère, a deviné celle de sa fille alors que Fanny et Marguerite étaient à peine en route ! À quel genre d’instinct doit-on ce genre de prescience ? Au fond, tu pourrais aussi bien fourguer ce journal à La Nouvelle Revue de psychanalyse, l’ami JB en ferait ses choux gras.
Читать дальше