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58 ans, 28 jours
Samedi 7 novembre 1981
Dans les magasins de nos quartiers chics, il est rare aujourd’hui d’entendre une injure raciste à caractère délibérément physique. Pourtant, ce matin, boulangerie, Tijo et moi achetons croissants et brioches. En l’absence de Lison, nous allons garder Fanny et Marguerite pendant la matinée. Boulangerie, donc. Deux dames comme il faut et un vieil Arabe devant nous. Derrière, la file s’étire jusqu’à la porte. (Boulangerie réputée.) De l’autre côté du comptoir, la boulangère en blouse rose, une de ces commerçantes qui placent toute leur distinction dans l’usage du conditionnel. Dites-moi ce qui vous ferait plaisir. Et avec ça que vous faudrait -il ? Une fois les deux clientes servies, c’est le tour du vieil Arabe. Djellaba, babouches, à quoi s’ajoutent un fort accent et une indécision propre à son grand âge. Fin du conditionnel. Bon, alors, qu’est-ce qu’il veut ? Il se décide ? Réponse de l’intéressé difficile à saisir. Quoi ? L’homme désigne un palmier. Ce faisant, il détourne le regard vers le gâteau convoité. La rose boulangère en profite pour se pincer ostensiblement le nez et faire avec la main droite le geste d’une puanteur que l’on chasse. Elle saisit le palmier avec une pincette de métal, l’emballe en un tournemain, annonce le prix en le jetant devant le client. Qui soulève sa djellaba pour chercher de la monnaie dans la poche de son pantalon. Il n’a pas la somme exacte, replonge pour faire l’appoint, s’y perd, visite une autre poche, en sort une vieille paire de lunettes. Eh ! On n’a pas la vie devant nous ! Vous voyez pas les gens ? Geste large balayant la clientèle. Il s’affole. Des pièces tombent. Il se baisse, se relève, étale en désespoir de cause toute sa monnaie sur le faux marbre de la caisse. Elle pioche la somme dite. Il quitte le magasin l’œil bas. Faut pas vous excuser surtout ! Et là, ce coup de clairon à la compagnie : Ces Arabes, non seulement ils viennent nous sucer le sang, mais ils laissent leur odeur ! Silence général. Probablement atterré, mais silence tout de même. (Dont le mien.) Jusqu’à ce que s’élève la voix de Tijo. C’est vrai, ils sont dégueulasses, ces Arabes ! (Pause.) Il faut vraiment être dégueulasse pour sucer le sang de Madame ! (Pause.) Au jeune cadre derrière nous : Franchement, monsieur, vous le suceriez, vous, le sang de Madame ? Le cadre blêmit. Non ? Je vous comprends, parce que vu ce qu’elle sort par la bouche ça doit être quelque chose le sang de Madame ! Terreur générale, à présent. Tijo à une autre cliente : Et vous madame, vous le suceriez ? Non ? Monsieur non plus ? Eh bien c’est que vous n’êtes pas des Arabes ! Du coup, plus une goutte de sang ne circule dans le corps unique de la clientèle. Ces visages craignent les coups car ces mots sont physiques. Je décide d’arrêter le massacre quand Tijo sans transition s’adresse à la boulangère avec une voix du dimanche : Chère madame, vous nous feriez un immense plaisir en nous vendant quatre de vos croissants et autant de vos brioches.
58 ans, 29 jours
Dimanche 8 novembre 1981
L’homme ne craint vraiment que pour son corps. Dès qu’un offenseur comprend qu’on pourrait lui faire ce qu’il dit , sa terreur est sans nom.
58 ans, 1 mois, 5 jours
Dimanche 15 novembre 1981
Mona et moi étions de garde, hier soir, auprès de Grégoire et de son copain Philippe, quatre ans et demi l’un et l’autre. Hormis le dîner, les dents à faire brosser, l’histoire à raconter, l’extinction des feux à 9 heures pile et la porte de leur chambre à garder entrebâillée sur la lumière du couloir, il nous a fallu leur donner le bain. En les séchant j’ai constaté que Grégoire pesait beaucoup plus lourd que Philippe. Ils sont pourtant d’un gabarit identique. Pour en avoir le cœur net, je les ai pesés. Surprise, à cinquante grammes près (d’ailleurs au profit de Philippe), ils pèsent le même poids : dix-sept kilos et des poussières. Grégoire n’est pas plus lourd mais infiniment plus dense que Philippe. Pauvre Philippe ! Je suis persuadé que ce défaut de densité lui prépare une existence de grande incertitude, de doute permanent, de convictions volatiles, de culpabilité latente, d’angoisse récurrente, bref, de considérable encombrement de soi, tandis que Grégoire, bien posé dans ses chaussures, suivra un tranquille destin de tank. La douleur d’être pour Philippe, un hédonisme stable pour Grégoire. Affaire de densité. Mona a beau me dire que mon observation ne repose sur aucun argument, ce matin encore le souvenir de ces deux masses si tragiquement disproportionnées m’a conforté dans ma conviction.
58 ans, 6 mois, 4 jours
Mercredi 14 avril 1982
Âpres et longues négociations avec le Japonais Toshiro K. Quel âge peut-il avoir ? Il est si maigre que son kimono marron semble une écorce autour d’une brindille. Ses gestes ont des lenteurs de lémurien et son stylo est une bûche entre ses doigts. Impressions contradictoires : cet homme qui n’a plus la force de vivre semble avoir le temps pour lui. La longueur de ses silences, l’extrême lenteur de son élocution et de ses gestes ont ressuscité l’image de mon père qui soulevait une montagne quand il portait une cuiller à sa bouche. Quatre années de guerre et les gaz allemands l’avaient vidé de sa substance aussi complètement qu’un siècle entier l’a fait de ce vieillard japonais. Bref, mon père est venu s’asseoir à la table des négociations ; il s’est installé dans les silences de Toshiro K. Ôte-toi de là, papa, tu me déranges. Je le vois s’arc-bouter contre le buffet de notre cuisine, mais le buffet ne bouge pas d’un millimètre. Monsieur Toshiro K. me laisse regarder mon père épuiser ses dernières forces dans ce combat domestique. Papa, s’il te plaît, ton fils négocie. Papa est assis à la table familiale à présent. Maman et moi ne pouvons quitter des yeux la mouche qui s’est posée sur son nez. Elle me prend déjà pour mon cadavre, dit-il sans faire un geste pour la chasser. Maman quitte la table en renversant sa chaise. Elle crie vous êtes odieux. Il murmure mais non. Le petit garçon que je suis embrasse la main qu’il tend vers lui. Monsieur Toshiro K. attend. Papa fait durer les négociations. Dans l’avion du retour, mes collaborateurs loueront ma patience avec le vieux Japonais.
58 ans, 6 mois, 5 jours
Jeudi 15 avril 1982
Mon père au corps d’écorce. Pas de poumons, muscles sans chair, câbles distendus. Et moi, grand petit garçon aux membres mous, tout en imitation de son extrême lenteur, je me déplaçais en me cognant aux meubles, jeune fantôme de mon père, que ma mère fuyait, la pauvre, terrorisée par ces deux inconcevables.
59 ans
Dimanche 10 octobre 1982
Depuis la fin de l’été, cette démangeaison parfois violente sous l’omoplate gauche, qui semble venir d’une vertèbre, mais qui se manifeste surtout quand j’ai trop mangé. J’ai attendu pour en parler ici qu’elle devienne récurrente.
59 ans, 1 mois, 8 jours
Jeudi 18 novembre 1982
Morphologie de l’embauche. Je viens d’engager un rédacteur au curriculum troué comme un manteau d’aventurier. Mais son œil malin, sous une arcade sourcilière néandertalienne, m’a inspiré confiance. Bréval (féru de psychomorphologie) lui préférait un beau gars élancé, au crâne harmonieux, bardé de diplômes et chaleureusement recommandé par le ministre en personne. Mais, dès ses premiers mots, j’ai su que le beau gosse tombait — avec une molle fatuité — de la dernière pluie. Entre un squelette flambant neuf et une ossature qui a survécu au paléolithique, je n’ai pas hésité une seconde.
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