Et seules les étoiles.
Pourquoi suis-je redescendu ?
Qu’ai-je fait de ces nuits magnifiquement nocturnes ?
Ce sont ces infidélités-là que nous payons le plus cher.
— Le Masque de Fer, monsieur Malaussène, ça vous dit quelque chose ?
— …
— Et le Comte de Monte-Cristo ?
— …
— Monsieur Malaussène, pourriez-vous me dire qui vous déteniez dans cette cabane perdue de la forêt de Vassieux ?
Lapietà, pardi ! Tu as mis dans le mille, Legendre ! Georges Lapietà ! Tu sais que tu es le meilleur ?
— C’est en tout cas la question que se pose la gendarmerie locale.
Fatigue, tout à coup. Grosse fatigue.
— Et à laquelle la population refuse de répondre. Vos amis sont fidèles, monsieur Malaussène, mais ça pourrait leur coûter cher…
Ils ne répondent pas parce qu’ils ne le savent pas, bonhomme. Ils ne le savent pas parce que les consignes de la Reine Zabo exigeaient la discrétion absolue. Oh ! Bon Dieu, pourvu qu’on ne casse pas les pieds à Robert, Dédé, Mick, Roger, Yves et les autres… Cet abruti ne s’imagine quand même pas qu’on a planqué Lapietà dans la cabane à Dédé !
— Une certitude, monsieur Malaussène, ce n’était pas Georges Lapietà. Les cueilleurs de champignons l’auraient reconnu. Mais qui était-ce ? Et pourquoi a-t-il disparu du jour au lendemain ?
J’allais lui répondre quand son portable a sonné.
— Excusez-moi.
Il y a jeté un œil rapide.
— Ce n’est rien. La famille. Je vous écoute.
Pauvre famille… Je m’apprêtais à raconter l’histoire d’Alceste, quand la clochette de son SMS a retenti. Il a rouvert son bazar, lu le texte et, pendant qu’il blêmissait — me semble-t-il —, son portable a de nouveau sonné. Cette fois, il a répondu.
*
Je n’ai su que plus tard, une fois libéré, qui était son interlocuteur et quelle avait été la teneur de leur conversation.
Julie avait appelé Coudrier.
Coudrier s’était donné quelques minutes de réflexion, avait lui aussi passé quelques coups de fil, puis il avait appelé son gendre.
En lisant le nom de son beau-père sur l’écran, Legendre n’avait pas daigné répondre. Mais Coudrier tenait un SMS en réserve.
Mon cher Xavier, si vous ne décrochez pas à mon deuxième appel, vous figurerez dans mon bouquin en qualité de roi des crétins, nommément, et preuves irréfutables à l’appui.
Legendre avait décroché au deuxième appel.
COUDRIER : Vous êtes en train de vous ridiculiser, mon gendre.
LEGENDRE : S’il vous plaît, je suis en plein interrogatoire.
COUDRIER : Avec Malaussène, je sais.
LEGENDRE : …
COUDRIER : Voyons, laissez-moi deviner un peu : vous avez vu comme moi l’interview télévisée de Malaussène. Au lieu de trouver, comme moi, son jeunisme exaspérant, au lieu de classer, comme moi, cette irrépressible grande gueule dans la catégorie des Don Quichotte au petit pied (ce qu’il a toujours été, soit dit en passant, et ça ne s’arrange pas avec l’âge), vous avez immédiatement pensé qu’il avait partie liée avec l’affaire Lapietà, non ?
LEGENDRE : …
COUDRIER : Oui ou non, mon gendre ? Je me trompe ? Vous vous êtes peut-être même dit qu’il était de mèche avec l’Abbé, qu’il avait dissuadé l’Abbé de toucher la rançon dimanche matin, ce genre de certitudes, n’est-ce pas ?
LEGENDRE : Écoutez…
COUDRIER : Non, c’est vous qui écoutez. Et ne m’interrompez que si je me trompe !
LEGENDRE : …
COUDRIER : Bien. Fort de vos convictions, vous avez enquêté dans le Vercors, vous êtes tombé sur une histoire de cabane mystérieusement occupée et surveillée étroitement (c’est ce que viennent de me confirmer les gendarmes de La Chapelle).
LEGENDRE : …
COUDRIER : Voulez-vous que je vous dise qui se cachait dans cette forêt vertacomicorienne *, Xavier, et pourquoi ?
LEGENDRE : …
COUDRIER : Non seulement Malaussène ne connaît pas l’Abbé (vieil ami que je viens de réveiller au milieu de la nuit par votre faute), mais figurez-vous qu’il n’a enlevé personne. Dans cette cabane, il protégeait quelqu’un au contraire. Un écrivain qu’on a déjà tenté d’assassiner une fois. Il faisait votre travail, en somme. Voulez-vous connaître le nom de cet écrivain ? Vous devriez l’aimer, c’est le genre à se plaindre de son beau-père…
LEGENDRE : …
COUDRIER : Allez, Xavier, je vais vous le dire. Vous n’aurez qu’à vérifier.
Du haut de mon vingt-troisième étage, je me réveille bel et bien sur le plan de Turgot. Merci, Malaussène. Mes stores se lèvent sur un Paris dont je peux compter les fenêtres. Une ville entière saisie d’un seul coup d’œil, du plus près au plus lointain. J’ai toujours eu la vue courte et la vue longue. J’y vois net du centimètre à l’infini. L’insecte ici sur le rebord de ma fenêtre et là-bas l’Arc de Triomphe ont à mes yeux le même statut littéraire. Je me sens l’appétit d’écrire aussi sérieusement sur ceci que sur cela. Couvrir toute la profondeur du champ avec la même lucidité, voilà mon but. Pourvu que ceci soit ceci, cette coccinelle et pas une autre (que fait-elle à cette altitude ?), et que cela soit cela, cet arc de triomphe et pas un autre. Si je dessinais, je n’aurais qu’une épaisseur de trait pour le proche et pour le lointain. J’en finirais avec la hiérarchie de la perspective. Là où la plupart grossissent le trait du premier plan pour affiner jusqu’au cheveu d’ange les frontières les plus lointaines, moi, je prône le même trait pour tout. Autrement dit, la même présence à tout. Nous sommes où nous sommes, aussi loin que portent notre regard, notre mémoire et nos connaissances. Mon pays et mon temps ne m’offrent qu’une littérature de myopes ou de presbytes. Je veux, moi, couvrir tout le champ de ma vie et de mon époque. Voilà ce qui m’est échu, voilà ce que je dois écrire, aussi loin que cela me conduise dans l’espace, dans le temps, et, malheureusement — quand l’incontrôlable enchaînement des événements le décide —, dans ce qui peut passer pour du romanesque [3] À propos de romanesque, un policier à blouson de cuir et col fourré est venu cette nuit — à deux heures dix-sept ! — s’assurer que je n’avais pas été retenu contre mon gré dans la cabane du Vercors. Si j’y pense il faut que je raconte ça à Malaussène, c’est le genre d’idiotie qui l’amuse.
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Ils m’ont menti dit exactement ce que fut mon enfance, Leur très grande faute en examine les effroyables causes avec la même précision. Aurais-je préféré vivre autre chose pour avoir à écrire autre chose ? En matière d’écriture, la question de la préférence ne se pose pas. La seule question est : mon éditeur aura-t-il le courage de publier Leur très grande faute ?
Alceste :
Romancier publié par les Éditions du Talion. Dernier titre paru : Ils m’ont menti. À paraître : Leur très grande faute. (Voir Fontana.)
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ARÈNES, Pierre :
Ami de l’auteur aujourd’hui disparu. Aucun lycée ne porte le nom de ce professeur de génie.
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Ariana :Ariana MATASSA, épouse de Georges Lapietà.
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BALESTRO, Jacques :
Agent sportif.
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Baptiste :
Mathieu, Pascal, Adrien sont les frères rugbymen d’Alceste. Il n’y a que Baptiste pour jouer au football dans cette fratrie vouée au ballon ovale. (Voir Fontana.)
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