— Son titre ?
— Le titre de son essai sur l’erreur judiciaire. Ça s’appellera Le cas Malaussène.
*
Voilà. Ça a duré une bonne partie de la nuit. Mara, Sept et Mosma étaient bien entendu les rois de la fête. Ils répondaient à toutes sortes de questions. Quand je songe aujourd’hui au mouron que se faisait Mara à propos de Tuc, je reconnais qu’elle n’a pas manqué d’héroïsme en la circonstance. Sa prétendue activité de vétérinaire perdue dans les jungles de Sumatra passionnait tout le monde évidemment, et elle ne mégotait pas sur les réponses :
— Ce que j’ai fait ? Toutes sortes de trucs. J’étais dans une association liée au parc zoologique local. On accueillait et on soignait les orangs-outangs chassés par la déforestation, j’ai nourri les petits au biberon. J’ai appris à attraper les serpents aussi, à les mesurer, à récupérer leur venin, à leur faire des injections sous-cutanées d’antiparasitaires… Qu’est-ce que j’ai fait encore ? Ah oui, j’ai soigné la conjonctivite d’un tapir, j’ai fait de la mécanothérapie à un vautour qui s’était cassé l’aile… Mais j’ai nettoyé les cages aussi, j’ai charrié de la merde, je n’étais que vétérinaire stagiaire après tout…
— Et puis on a perdu pas mal de temps à skyper avec oncle Ben, expliquait C’Est Un Ange de son côté. Il tenait beaucoup à son rendez-vous quotidien…
— Oui, il s’est bien démerdé, d’ailleurs, il était pile à l’heure. Sur ce terrain, je suis fier de toi, vieux père, tu vois que c’était pas la mer à boire…
Etc.
*
Ça aurait probablement duré jusqu’à l’aurore si à un moment avancé de la nuit la porte de la Quincaillerie n’avait explosé. Elle n’a pas véritablement explosé — c’est une image sonore — mais c’est le bruit qu’elle a fait en s’ouvrant sous la poussée d’une armada de flics en armes, cuirassés comme des tatous justement, qui nous ont hurlé de la fermer en nous plaquant contre les murs et en exigeant nos papiers pendant que d’autres, en civil, entamaient une perquisition on ne peut plus bordélisante. Je passe sur la stupeur générale, les protestations des invités (hurlements du professeur Berthold, par exemple, sur le mode « Vous ne savez pas à qui vous avez affaire »), toutes ces scènes convenues dont on ne sait trop si elles sont héritées du cinéma ou si elles l’alimentent. Les meilleures choses ayant une fin, ça s’est tassé une fois les vérifications faites. La flicaille s’est mise à attendre la suite en dansant d’un pied sur l’autre. À vrai dire, ils étaient un peu troublés. La présence de deux professeurs en médecine archi connus, d’un éditeur de renom, du capitaine Adrien Titus (mythique en leur milieu), et de Gervaise, fille du vieux Thian, directrice d’orphelinat, non moins célèbre elle-même pour avoir été jadis flic et religieuse, leur donnait à penser qu’on les avait trompés sur la marchandise. Rien que du recommandable là-dedans. Sans parler de ces gosses exemplaires qui revenaient de missions auprès de trois ONG irréprochables, comme en attestaient leurs passeports, leurs contrats de travail et leur bronzage. Non, décidément ce n’était pas un nid de gangsters ni un foyer de révolutionnaires et on n’avait pas plus de chance d’y retrouver Lapietà que d’être invité un jour dans une réception aussi chique.
Reste que ça a tout de même mal fini.
En tout cas pour moi.
Une fois expédiées les vérifications d’usage, un colosse à l’air embarrassé est entré à son tour dans la Quincaillerie. Il s’est approché de moi et m’a signifié que j’étais en état d’arrestation.
Tellement penaud, le gars, que je l’ai aussitôt reconnu. C’était Carrega. La première fois qu’il m’avait rendu visite (ici même, à la Quincaillerie, je n’ose pas compter les décennies), il était inspecteur stagiaire et s’excusait déjà d’exister. Il enquêtait sur un poseur de bombes qui pratiquait son art dans le Magasin *où je faisais le bouc émissaire. Il portait déjà ce blouson d’aviateur à col fourré dont l’escadrille Normandie-Niemen avait fait la renommée. À l’époque il travaillait sous les ordres du divisionnaire Coudrier. D’année en année, d’affaire Malaussène en affaire Malaussène, il était devenu une sorte d’intime, muettement amoureux de Clara, même, me semblait-il. Nous le connaissions tous. Si ce soir-là il était entré dans la Quincaillerie avant l’escouade des samouraïs, il aurait probablement été accueilli comme un invité. Il avait pris de la bouteille et du galon. Un peu à l’étroit dans son blouson d’aviateur, aujourd’hui, mais devenu commissaire divisionnaire, et toujours aussi timide. Il regardait ses pieds en débitant les chefs d’accusation :
— Enlèvement et séquestration, apologie du kidnapping, incitation publique à la désobéissance civile.
Il tint à me préciser que le commando en uniforme n’était pas sous ses ordres. Forces spéciales. Lui, il était dépêché par la direction générale, envoyé par le directeur Legendre en personne.
Confus atrocement, Carrega. Écrasé sous le remords.
— Le directeur Legendre veut vous interroger personnellement.
Le reste était encore plus difficile à dire :
— Et, pardonnez-moi, Benjamin, il faut… Il faut que je vous passe les menottes. Il y tient absolument.
Du coin de l’œil, j’ai vu Mosma faire un pas en avant, mais la main de Julie l’a stoppé net.
Ce qui est passé nous manque et ce qui dure nous lasse, voilà l’homme. Devenir et demeurer tout ensemble, voilà son rêve. Je ne connais que Xavier Legendre, directeur des services actifs de la police judiciaire, pour avoir satisfait à cet idéal.
Succéder au commissaire divisionnaire Coudrier, son beau-père, avait été le projet de sa jeunesse. Une fois ce but atteint, il n’avait plus rien désiré avec ardeur. Si ce n’est me foutre en taule définitivement. Coudrier me tenant pour le parangon de l’innocence bafouée, Legendre m’estimait, lui, coupable de tout depuis toujours, et aucunement amendable. Il avait déjà réussi à m’embastiller une fois pour quelques semaines mais ça ne lui avait pas suffi. C’était la perpétuité qu’il ambitionnait pour moi. Lui-même macérait dans une sorte d’éternité. Son bureau n’avait pas changé d’un poil depuis notre dernière rencontre, qui ne datait pourtant pas d’hier ; un bureau de cristal. Tout y était transparent. Baies vitrées sur le couloir et sur la ville, lumière halogène, moquette blanche comme l’innocence. Par opposition au bureau Empire de son beau-père, bien sûr : lumière confidentielle, tentures épinard piquetées d’abeilles d’or, cheminée aux marbrures complexes, divan Récamier, porte capitonnée et lourds rideaux tirés sur le monde. La même pièce, pourtant, hantée successivement par deux hommes ; l’homme de tradition et la flèche d’avenir. Chez moi, disait le décor de Legendre, rien à cacher, on voit à travers les murs.
Il avait un peu changé, lui. Vieilli comme un petit pois, par le crâne, tout ridé aujourd’hui, mais le costume toujours aussi soyeux et la parole ciselée.
Il m’accueillit en affichant une désolation courroucée :
— Enlevez-lui ces menottes, Carrega, voyons, qu’est-ce qui vous a pris ?
Il hochait une tête effarée.
— Veuillez excuser le commandant Carrega, monsieur Malaussène, l’excès de zèle c’est la plaie du métier.
Puis, à Carrega, tellement scié qu’il n’en trouvait plus ses clés :
— Bon, vous le libérez, oui ?
Et de nouveau à moi, comme une confidence entre homologues :
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