La Reine ne m’appelait Benjamin que sous l’emprise de l’émotion et seuls les chiffres l’émouvaient.
Les réunions de rentrée se déroulaient dans son bureau, une cellule on ne peut plus monacale, juste assez grande pour nous contenir, elle, Émile Leclercq notre comptable, et mon ami Loussa de Casamance qui n’en finissait pas de vieillir sans changer de forme. Café croissants pour nous quatre. C’était, à ma connaissance, le seul jour de l’année où la Reine faisait un accroc à son régime.
— Bon, quand vous aurez réglé le dossier Coriolan, continua-t-elle, penchez-vous sur le cas Lorenzaccio, on va avoir du travail là-dessus aussi, n’est-ce pas, Émile ?
— Une visite du fisc, au minimum, diagnostiqua Émile Leclercq. On ne s’attaque pas impunément au ministre du Budget, même si vous êtes son plus proche conseiller, même si c’est votre oncle et même s’il vous a sodomisé en bas âge. Oui, ton aide pourrait m’être utile, Benjamin. Si tu pouvais faire le bouc émissaire sur cette affaire, ça m’arrangerait bien.
Alceste, Coriolan, Lorenzaccio, Médée… la Reine donnait un surnom à chacun de nos auteurs. Elle avait une théorie là-dessus :
— Les producteurs de vérité vraie sont monolithiques par nature, Malaussène, comme les dieux de l’Antiquité ou les grands types littéraires. Ce sont des caractères. Relisez Le Misanthrope , et dites-moi si notre Alceste n’est pas l’Alceste de Molière ! Relisez Coriolan , et vous verrez que Shakespeare a inventé Schmider ! Schmider est notre Coriolan ! Et La Masselière, ce n’est pas Médée, peut-être ?
Après un divorce d’une exceptionnelle férocité, Amandine de La Masselière, une de nos best-selleuses, nous avait livré un roman où elle sacrifiait ses deux fils sur l’autel de la littérature. En leur prêtant toutes les tares imaginables — physiques autant que morales —, c’était le portrait du père qu’elle dressait, « … tel qu’en sa génétique et contagieuse ignominie. Il est des monstres par qui la maternité est à jamais souillée ».
— Médée ! exultait la Reine Zabo après avoir refermé le manuscrit. Tous mes auteurs ont du sang divin, je vous dis !
Bien entendu les deux fils avaient décidé de traîner en justice et leur mère et son éditeur. C’était un des dossiers de notre rentrée. Du moins jusqu’à ce que Loussa prenne la parole :
— À propos de Médée, j’ai du nouveau. Les fils retirent leur plainte.
— Ils se sont réconciliés avec maman ?
Non, Loussa avait tout simplement convaincu les victimes de se faire romanciers à leur tour.
— Ils vont écrire sur elle ?
— C’est ce que je leur ai conseillé, oui. J’ai pensé que dans cette affaire il valait mieux gagner de l’argent qu’en dépenser.
— Sainement raisonné, admit Émile Leclercq.
Il y avait tout l’amour du monde dans le regard que la Reine posa alors sur son vieil ami :
— Merméros *et Phérès écrivant sur Médée ! Décidément tu as du génie, Loussa. Tu viens de combler un grand vide mythologique. On va enfin comprendre la mère infanticide !
Dans ce genre de circonstances, la Reine jouait gaiement des mots. Elle redevenait petite fille. Elle applaudissait en sautillant sur son fauteuil ; ses mains pneumatiques plantées sur des aiguilles à tricoter produisaient un clapotement guilleret et ses énormes joues dodelinaient sur sa maigreur de crayon.
Loussa tenta de la modérer.
— Le seul inconvénient c’est que ces garçons sont faits pour écrire comme moi pour être garagiste.
La Reine trouva illico la solution :
— Aucune importance, Malaussène va les aider ! N’est-ce pas, Malaussène ? Vous les prendrez en main !
Les dossiers principaux une fois traités, restait à passer en revue les points de détail, que je cite de mémoire : ne pas flanquer Électre et Antigone dans le même TGV pour le festival de Châlons-en-Champagne (en tout cas pas dans la même voiture), éviter qu’Ulysse fasse la tournée des piaules dans les hôtels du même festival, suggérer à Prométhée de ne pas mobiliser la parole à la réunion des libraires (« Faites-lui comprendre une fois pour toutes qu’il n’est pas le seul auteur au monde, Malaussène ! »), veiller à ce qu’Harpagon paie de sa poche ses frais personnels et que Bacchus n’éventre pas tous les minibars…
— Ah ! un dernier point, conclut la Reine Zabo en me tendant un manuscrit. Il faudra que vous lisiez ça, aussi. Au plus vite, s’il vous plaît.
C’était Leur très grande faute , le manuscrit d’Alceste.
*
Après le boulot, Loussa m’a conduit à Charles-de-Gaulle dans une camionnette de livraison. J’allais y chercher Monsieur Malaussène.
— Comment ça va, petit con ?
— Ça va, Loussa, ça va, content de récupérer mon fils. Et toi, pas trop crevé par ces royales vacances ?
— Tu connais Isabelle, lecture, lecture et lecture. Cinq semaines de manuscrits. Comment ça s’est passé avec Alceste ? Il a été sage ?
— Très productif. Il s’emmerdait ferme dans ma forêt, il était pressé de se tirer. La consigne était de le surveiller sans lui adresser la parole. Pas un mot, personne. Mes copains du Vercors l’appelaient le Masque de Fer.
— Les Chinois me disent qu’il se tient tranquille dans son nouvel appartement. Il n’a pas bougé depuis deux jours. Il paraît qu’il est heureux de survoler Paris. Il faut vraiment que tu lises Leur très grande faute . On a besoin de ton avis pour le publier.
— Qu’est-ce qui vous tracasse ?
Il ne voulut pas m’en dire davantage.
— Tu connais la consigne, petit con, ne jamais influencer le lecteur.
Il conduisait rêveusement, tout entier au plaisir de nos retrouvailles. Plaisir réciproque, qui se renouvelait chaque année en septembre depuis près de trente ans. Retrouver Loussa me consolait de quitter le Vercors. La seule ombre au tableau c’est qu’il conduisait déjà mal dans sa jeunesse.
— Quand tu verras Coriolan, dis-lui qu’il arrête de s’en prendre à sa famille.
— Loussa, avec quels arguments ?
— Il pensait que ses cousins ignoreraient l’existence de son livre parce qu’ils ne savent pas lire. Grave erreur : pour l’illettré le livre est sacré plus que pour le lecteur. Pour celui qui ne sait pas lire tout ce qui s’écrit est écrit dans le ciel. C’est ineffaçable. J’en sais quelque chose, mon père était analphabète. Dis-lui ça, à Coriolan, vends-le-lui comme une circonstance atténuante. D’où revient-il, Mosma, d’Argentine ou du Brésil ? J’ai oublié.
C’était ça, une conversation avec Loussa. Il parlait comme il conduisait, sans esprit de continuité.
— Du Brésil, le Nordeste, une région de grande sécheresse. C’était la saison des pluies mais il n’est pas tombé une goutte. Il a creusé des puits tout l’été dans le sertão.
*
À Roissy, j’avais les yeux rivés sur la double porte des arrivées quand Mosma m’a ceinturé par-derrière.
— Salut, vieux père !
Puis, il m’a retourné comme une toupie et m’a claqué deux bises retentissantes.
— Tu attendais à la mauvaise porte.
Au cas où le lecteur n’aurait pas suivi attentivement le déroulé de ce récit (on ne sait jamais), je rappelle que Monsieur Malaussène ne revenait de nulle part. Qu’il n’était même jamais parti. Un été rigoureusement parisien. Pourtant, un de mes souvenirs les plus nets c’est la sensation d’avoir, ce soir-là, étreint un garçon rempli de soleil, brûlant et bronzé, frais pondu par un désert de cailloux. Ses yeux riaient dans un visage de céramique recuite.
Après m’avoir martelé le dos de tapes brésiliennes, il s’est jeté sur Loussa avec une telle impétuosité que j’ai eu peur pour la carcasse de mon vieil ami.
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